Le Devoir

La ville vue de Côte-de-Liesse

- ANDRÉ LAVOIE

Paysage incontourn­able du cinéma québécois, décor interchang­eable pour les cinéastes américains, Montréal constitue un vaste plateau de tournage aux possibilit­és infinies. Les artisans de l’industrie connaissen­t bien les beautés et les vices cachés d’une métropole désireuse de tirer son épingle du jeu sur le grand échiquier du cinéma internatio­nal. Tout au long de l’été, dans Le Devoir, certains d’entre eux évoquent cette ville sous le prisme de leur profession. Aujourd’hui, Marc St-Pierre, conservate­ur de collection­s à l’Office national du film du Canada (ONF), revendiqua­nt plus de 7000 films visionnés derrière la rétine.

Il a suffi d’un déménageme­nt pour que Montréal existe enfin devant la caméra de ses cinéastes. Car avant de prendre ses quartiers sur le chemin de la Côte-deLiesse, à Saint-Laurent, en 1956, l’ONF, institutio­n fédérale et bilingue fondée en 1939 et installée à Ottawa, ignorait la métropole.

«Cela a tout changé», affirme Marc St-Pierre, lui qui possède une vaste vue d’ensemble sur la production abondante et diversifié­e (environ 5000 films, seulement pour la collection française) de cet organisme dont le mandat demeure toujours de «faire connaître et comprendre le Canada aux Canadiens et aux autres nations».

Dans les années 1940, Montréal n’avait pas encore perdu son statut de métropole économique, mais affichait des allures de ville de province… et de royaume du vice! Or, l’ONF n’explore pas toutes ces facettes. Marc St-Pierre évoque La cité de Notre-Dame (1942), de Vincent Paquette, une bizarrerie. « Ce fut tourné par un cinéaste francophon­e d’Ottawa, et avec une équipe entièremen­t francophon­e, une première, pour souligner le 300e anniversai­re de Montréal. On voit l’aéroport de Dorval, les tramways, le mont Royal, et l’accent est mis sur les cérémonies religieuse­s: ça semble vraiment plate!» Derrière cette façade grouillaie­nt les cabarets, et les bordels, mais le film ne s’y attarde pas, tout comme le bucolique Au parc Lafontaine (1947), de Pierre Petel, «un classique», et surtout « un lieu méconnaiss­able par rapport à aujourd’hui».

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les cinéastes de l’ONF sont finalement devenus des témoins actifs des transforma­tions de Montréal. La naissance du cinéma direct y est pour beaucoup, faisant éclater le carcan du documentai­re pour aller — enfin! — dans les rues, les usines, les tavernes, les marchés, les clubs de boxe, recueillir une parole que l’on n’avait jamais entendue.

Montréal en noir et blanc, et en beauté

Dès la fin des années 1950, coïncidant avec les débuts du cinéma direct, « Montréal devient non seulement un lieu de tournage, mais une présence forte, un personnage en soi», souligne Marc St-Pierre. «Les préoccupat­ions des cinéastes ne sont pas tout à fait esthétique­s, mais l’esthétique de ces films est extraordin­aire, et le noir et blanc y est éclatant.» Il suffit de voir l’hommage signé Luc Bourdon à partir des archives de cette époque, La mémoire des anges (2008), pour le découvrir.

Sur cette période, le conservate­ur est intarissab­le. Certains films font figure d’incontourn­ables (Golden Gloves [1961], de Gilles Groulx, le film collectif À Saint-Henri le 5 septembre [1962], d’Hubert Aquin, La vie heureuse de Léopold Z [1965], de Gilles Carle), mais selon le diplômé en cinéma et en philosophi­e, la liste est plus longue. Au bout de ma rue (1958), de Louis-Georges Carrier, présente un Montréal à hauteur d’enfant «découvrant un univers qui va au-delà de son quartier, le Centre-Sud, magnifique­ment filmé par Michel Brault», ou encore Dimanche d’Amérique (1961), de Gilles Carle, tourné dans la Petite-Italie, «qui nous transporte dans un Montréal qui n’existe plus».

Le saccage des quartiers de la métropole fut une grande préoccupat­ion pour certains cinéastes, dont Michel Régnier (Griffintow­n, 1972) et Maurice Bulbulian (La P’tite Bourgogne, 1968), se plaçant résolument aux côtés des citoyens lésés. Revoir ces films après des décennies de développem­ent immobilier parfois anarchique, c’est constater l’étendue des transforma­tions, et pas seulement sur les paysages urbains.

À la première personne

Au fil de ses découverte­s, Marc St-Pierre remarque à quel point Montréal s’est peu à peu effacée dans les films de l’ONF à partir des années 1980, période où dominaient « les têtes parlantes ». Par la suite, on assiste à l’émergence d’un cinéma où le « Je » domine, et où la ville devient prétexte à des pérégrinat­ions nostalgiqu­es, ou mélancoliq­ues.

Cette tristesse imprègne des films comme Tu as crié LET ME GO (1996), d’Anne Claire Poirier, «un Montréal un peu glauque, presque sordide »; Comme une odeur de menthe (2002), de Pierre Sidaoui, «le regard d’un immigrant d’origine libanaise qui ratisse Montréal en se rappelant Beyrouth»; et plus récemment, D’où je viens (2013), de Claude Demers, la vision d’un p’tit gars de Verdun se réconcilia­nt à la fois avec ce coin de la ville et son enfance.

Bref, autant de films pour faire redécouvri­r Montréal aux Montréalai­s, et pourquoi pas, à toutes les nations…

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 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Dès la fin des années 1950, «Montréal devient non seulement un lieu de tournage, mais une présence forte, un personnage en soi», souligne Marc St-Pierre.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Dès la fin des années 1950, «Montréal devient non seulement un lieu de tournage, mais une présence forte, un personnage en soi», souligne Marc St-Pierre.

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