L’enseignement de l’alphabet à 4 ans, un enjeu électoral ou une réelle préoccupation ?
L e ministre de l’Éducation du Québec, Sébastien Proulx, vient d’annoncer que désormais, les enfants de 4 ans de milieux dits défavorisés apprendront les lettres de l’alphabet. Enfin une mesure qui assurera leur réussite scolaire, applaudissent les deux seuls et uniques spécialistes québécois de la lecture et de l’éducation préscolaire qui semblent crédibles aux yeux du ministre et de plusieurs journalistes !
J’ai fait carrière en éducation préscolaire, d’abord comme enseignante de maternelle, puis comme formatrice et chercheuse universitaire spécialisée en développement du langage et en éducation des jeunes enfants. Maintenant retraitée, je suis toujours active dans mon domaine, notamment au sein de l’Organisation mondiale pour l’éducation préscolaire (OMEP). Je ne peux donc pas me taire devant tant d’aberrations répandues sur la place publique, au nom de la réussite «éducative», telle qu’intitulée lors de la consultation du ministre, maintenant devenue «scolaire».
Les «données probantes» que j’ai consultées au cours de mes années d’universitaire indiquaient en gros que plus ou moins 15% des enfants échouaient dans l’apprentissage du langage écrit quelles que soient les méthodes, qui ont déjà fait l’objet de débats très acrimonieux et qui ont graduellement été abandonnées au profit d’approches moins pointues et tenant davantage compte de toutes les dimensions et fonctions du langage écrit. Des recherches et des interventions très bien documentées ont été faites là-dessus et continuent d’être dans la mire d’excellentes équipes québécoises en la matière. Bizarrement, pas de traces de ces travaux dans les décisions du ministre, mais plutôt retour à l’alphabet, très populaire auprès de certaines collègues de maternelle dans les années 1960. À cette époque, l’éducation «compensatoire», reposant sur la thèse du déficit éducatif des enfants de milieux défavorisés, était largement répandue aux États-Unis et parvenait aussi au Québec. Pourtant réfutée, notamment par les travaux d’éminents linguistes américains et britanniques dès les années 1970, cette thèse reprend étrangement du service en 2017 chez notre ministre de l’Éducation, vraisemblablement influencé par les idées de nos deux spécialistes médiatisés.
Démarche globale
Je sais aussi pour avoir été mêlée à des travaux sur l’émergence de l’écrit que la connaissance de l’alphabet est liée à l’apprentissage de la lecture. Mais préconiser le retour à cette pratique éminemment réductrice heurte la rigueur de ceux et celles qui ne peuvent ignorer que toutes les dimensions du langage oral sont aussi liées à la maîtrise future du langage écrit. En effet, l’apprentissage de l’écrit est complexe et doit reposer sur une démarche globale dont la connaissance de l’alphabet n’est qu’une dimensions parmi bien d’autres, y compris la compréhension, le vocabulaire, la syntaxe, les registres de la langue propres à l’écrit, et qui sont liées à la motivation et à l’intérêt de l’enfant, à sa connaissance des fonctions de l’écrit et à son éveil à la signification de l’écrit. Pour peu qu’on soit à jour dans le domaine, il est clair que l’approche de la scolarisation précoce en éducation des jeunes enfants n’est pas efficace pour la réussite scolaire future, comme vient de l’affirmer encore récemment le rapport «Starting Strong V» de la conservatrice OCDE, qui recommande aux états membres de ne pas miser sur la early childhood schoolification, mais plutôt sur une approche plus globale tenant compte de toutes les dimensions du développement de l’enfant, telles que décrites dans les recherches sur la qualité des services d’éducation à la jeune enfance. […]
La vulnérabilité et les besoins développementaux particuliers constatés chez certains enfants à leur entrée à l’école ne peuvent être réduits à leur méconnaissance du nom des lettres de l’alphabet, comme le laissent entendre les propos de notre ministre de l’Éducation. Ils touchent bien d’autres dimensions de leur personne et prennent racine dans des facteurs inhérents à l’organisation sociale, politique et économique qui affectent leurs conditions de vie et celles de leur milieu. Je crois profondément au potentiel préventif d’une éducation qui commence dès la naissance et qui est influencée par les conditions qui la précèdent et qui continuent de l’influencer. Mais je suis aussi convaincue que, malgré de très bonnes intentions de départ, si elle est étroite, voire mal faite, elle peut être la source de problèmes futurs.
Je prie donc notre ministre de tenir compte de l’ensemble des mémoires qui lui ont été soumis (dont celui de l’OMEP-Canada, qui fait une revue des tendances et recherches en éducation préscolaire), de ceux déposés à la Commission sur l’éducation à la petite enfance, ainsi que de la Déclaration du Sommet sur l’éducation à la petite enfance, dont il a pu prendre connaissance comme ministre de la Famille, pour se donner du souffle et élargir sa vision de l’éducation des jeunes enfants de 4 ans.