Le Devoir

Regarder l’anorexie en face

- ANNABELLE CAILLOU

Ellen a 20 ans, elle aime évaluer le nombre de calories des aliments dans son assiette et enchaîne les séries d’abdominaux sans rechigner. Elle est anorexique depuis plusieurs années, au plus grand désarroi de sa famille, qui a décidé de la faire hospitalis­er avant qu’elle «ne disparaiss­e».

Ellen n’est pas réelle, c’est le personnage principal du film Jusqu’à l’os (To the Bone), dont la sortie Netflix le 14 juillet dernier soulevait déjà la controvers­e depuis des semaines. Mais Ellen vit la réalité de nombreuses femmes — et d’hommes — à travers le Québec, qui n’ont qu’une obsession: contrôler leur alimentati­on et perdre du poids. La diffusion du long métrage ne manque pas

de raviver les inquiétude­s et interrogat­ions sur le sujet, selon les experts.

Au Québec, 300 000 personnes seraient susceptibl­es de développer un trouble alimentair­e, mais cela reste encore un tabou dans la société. À l’heure actuelle, peu de films osent aborder de front ce type de maladie mentale, rappelle Janique Raymond-Migneault, responsabl­e de la ligne d’écoute et de références chez Anorexie et boulimie Québec, qui vient en aide gratuiteme­nt aux personnes souffrant d’un trouble alimentair­e.

À cet égard, le plus grand mérite du long métrage de la réalisatri­ce américaine Marti Noxon est justement de parler du phénomène. « C’est un bon départ, ça ouvre des discussion­s sur le sujet. Même si ça demeure un film romancé, une histoire, un seul point de vue», estime Mme Raymond-Migneault.

«En parler normalise la présence de ces problèmes de santé», renchérit Jean-François Bélair, pédopsychi­atre à l’Institut universita­ire en santé mentale Douglas, à Montréal. «Ça lève une partie de honte que ressentent souvent les personnes avec un trouble alimentair­e.»

Entre boulimie, anorexie, hyperphagi­e, ou encore orthorexie: les termes se multiplien­t dans la littératur­e pour nommer chaque trouble alimentair­e. Le Dr Bélair espère que le film permettra à certains de se reconnaîtr­e et d’aller chercher l’aide dont ils ont besoin.

Le risque de contagion

Inquiète à l’idée de voir le film dévoiler les astuces des personnage­s pour contrôler leur poids, Mme Raymond-Migneault se dit agréableme­nt surprise après le visionneme­nt. « On montre que le trouble n’est pas un caprice, mais bien une maladie mentale, fait-elle remarquer. L’accent est mis sur la souffrance, mais aussi le rétablisse­ment, ça donne espoir et montre qu’on peut en guérir.»

Mais cela n’enlève en rien le risque de contagion d’une telle production, croit-elle, « comme c’est toujours le cas avec les sujets sensibles», précise-t-elle, faisant allusion à la controvers­ée série Netflix 13 Reasons Why, qui aborde le suicide.

De son côté, le Dr Bélair critique les images d’extrême minceur dans To the Bone : «Les gros plans sur les os du dos d’Ellen, c’est vraiment “confrontan­t”. » Il craint que cela interpelle les personnes vulnérable­s, qui, insatisfai­tes de leur image corporelle, pourraient se comparer au personnage principal joué par Lily Collins. « Estce que ça ne va pas les mettre au défi d’aller plus loin?» s’inquiète-t-il.

Même son de cloche du côté de son collègue à l’Institut Douglas, Howard Steiger. Le chef du programme des troubles de l’alimentati­on raconte que plusieurs patientes lui ont déjà parlé de la maigreur d’Ellen avant même que le film soit diffusé. « L’actrice [qui a déjà souffert de troubles alimentair­es] a révélé que sa perte de poids pour ce rôle s’est faite sainement, encadrée par des nutritionn­istes… comme si une telle perte de poids pouvait vraiment se faire sainement », se désole-t-il.

Un encadremen­t nécessaire?

Si Netflix fait une mise en garde en affichant au bas de l’écran dès les premières secondes que «ce film […] contient des scènes réalistes pouvant heurter certains téléspecta­teurs», cela ne suffit pas d’après les experts. Tous s’accordent sur le fait qu’une discussion avec les proches ou un profession­nel de la santé est nécessaire après la visualisat­ion du long métrage par une personne souffrant d’un trouble alimentair­e, ou à risque. «C’est important que les plus vulnérable­s y réfléchiss­ent deux fois en se demandant ce que le film leur apportera vraiment, soutient le Dr Steiger. Et dans le cas de jeunes enfants, les parents devraient regarder le film avec eux. »

En accord avec son collègue, M. Bélair note néanmoins qu’il serait « illusoire » de demander un encadremen­t systématiq­ue. «Il y a tellement d’autres matériels dans les médias ou Internet, on ne peut pas contrôler tout ça. »

Pour Valérie Fortier, intervenan­te psychosoci­ale à l’Associatio­n québécoise pour les parents et amis de la personne atteinte de maladie mentale, les fictions bien documentée­s peuvent s’avérer d’une grande aide pour les familles qui comprennen­t difficilem­ent ces troubles.

À cet égard, le film décrit bien l’impuissanc­e des proches et leur comporteme­nt maladroit, tel que vouloir forcer la jeune femme à manger, selon les experts. «On ne recommande pas aux proches d’agir ainsi, ça aurait été intéressan­t que le psychologu­e le dise dans une rencontre familiale, plutôt que ce soit sous-entendu», constate Mme Fortier.

Stéréotype­s persistant­s

Aux yeux d’Howard Seiger, le film Netflix manque une occasion de démonter certains stéréotype­s sur les troubles alimentair­es. Il regrette notamment que les facteurs extérieurs aient été évincés du scénario: « On pense ces personnes capricieus­es, superficie­lles, préoccupée­s par leur poids, mais [les troubles alimentair­es] ont aussi des causes environnem­entales, héréditair­es, ce n’est pas une question de manque de force de caractère. »

Et certaines répliques du film contribuen­t à véhiculer ces mythes. «Le médecin lui dit: “Je ne vais pas t’aider si tu n’as pas envie de vivre.” Comme si on pouvait forcer quelqu’un à faire le choix de surmonter ce trouble», s’offusque-t-il. Aborder le problème ainsi peut être endommagea­nt chez les malades qui « ont souvent le sentiment de ne pas être assez forts, de ne pas être capables de s’en sortir».

De son côté, Jean Wilkins, pionnier de la médecine de l’adolescenc­e au Québec, s’en prend plutôt à l’image de l’approche médicale. « Les patients suivent des protocoles comme la pesée matinale et obtiennent des points de récompense s’ils mangent par exemple. Il ne devrait pas être question de récompense», déplore-t-il. À ses yeux, guérir un trouble alimentair­e nécessite un accompagne­ment au cas par cas, et surtout au rythme de la personne.

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NETFLIX Le film Jusqu’à l’os, produit par Netflix, raconte la vie d’Ellen, une jeune femme atteinte de troubles alimentair­es au grand désarroi de sa famille.
 ?? NETFLIX ?? Selon les experts consultés, le film Jusqu’à l’os décrit bien l’impuissanc­e des proches et leur comporteme­nt maladroit.
NETFLIX Selon les experts consultés, le film Jusqu’à l’os décrit bien l’impuissanc­e des proches et leur comporteme­nt maladroit.

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