Le Devoir

L’humour queer est-il vraiment courageux ?

Thomas Leblanc et Tranna Wintour témoignent d’un nouvel humour montréalai­s de la diversité

- DOMINIC TARDIF

Récemment, Thomas Leblanc montait sur la scène du Bordel Comédie Club, et balançait quelques blagues au sujet de la vie intime d’un jeune homosexuel. Ce qui tombe sous le sens: Thomas Leblanc est un jeune homosexuel. «Après mon set, l’animateur revient au micro et me présente à nouveau en disant que j’avais été courageux», se rappelle-t-il. «Évidemment, si j’avais parlé de la fellation que m’a faite ma blonde, personne n’aurait associé ça à une forme de courage.»

L’anecdote, en apparence banale, encapsule bien comment les humoristes de la communauté queer, même dans un milieu plutôt bienveilla­nt comme celui du Bordel, sont souvent renvoyés à leur différence et contraints de porter sur leurs épaules le fardeau d’un certain travail pédagogiqu­e, qu’ils le veuillent ou non.

«C’est pour cette raison-là que je suis plus à l’aise dans un environnem­ent queer et féministe que dans un environnem­ent où c’est juste des gars blancs hétérosexu­els, explique l’humoriste. Lorsque je suis sur scène dans un lieu comme le Bordel et que je parle de ma sexualité, c’est forcément subversif, alors que ça ne devrait pas l’être.»

Après avoir consacré un spectacle à la «p’tite fille» de Charlemagn­e (Sainte Céline) et un autre à une pulpeuse diva américaine (Sweet Mariah: A Carey Christmas), Thomas Leblanc célèbre cette semaine avec son acolyte Tranna Wintour les femmes de la pop des années 1990, des Spice Girls à Alanis Morissette, dans Crazy Sexy 90’s. Le cabaret, à l’image de ses créateurs, mêle l’anglais et le français, le masculin et le féminin, la folie et l’indignatio­n, pour ausculter, malgré la frivolité de la prémisse, l’angoisse se terrant derrière notre obsession collective, et précoce, pour le passé.

En grimpant les escaliers vers le loft de l’avenue des Pins où se déroule notre discussion, Thomas Leblanc prévient très gentiment l’auteur de ces lignes que sa collègue Tranna Wintour n’est pas une dragqueen, mais bien une femme trans. Parce qu’elle occupe les planches de manière aussi flamboyant­e que son idole de jeunesse Mariah Carey, la Montréalai­se est souvent victime de cette méprise.

«J’essaie de laisser aller et ne pas trop me préoccuper de comment les gens me décrivent», confie-t-elle en anglais. Ce qui ne l’empêche pas de mesurer le puissant impact de sa simple présence scénique sur l’imaginaire de certains spectateur­s. «Il y a plein d’hommes et de femmes straight qui sont venus me parler après des spectacles pour me dire: “Tu es la première personne trans que je vois. Tu as transformé mon regard.” Je trouve toujours ça un peu ridicule, parce que ce n’est pas mon objectif et que je ne me sens pas courageuse. Mais je sais que d’être visible, pour une personne trans, c’est déjà faire preuve de courage.»

Comment rire de Caitlyn Jenner?

Vous direz à Tranna Wintour que la question de la diversité, en humour, a quelque chose de complexe, et elle vous répondra rapidement que la diversité n’a rien de complexe du tout. «Si t’organises un show et que ce ne sont que des gars blancs straight sur l’affiche, t’es complèteme­nt déconnecté. Le simple fait que ce genre de soirées existe encore me dépasse complèteme­nt», tranche-t-elle.

Alors, précisons notre pensée : les enjeux de la diversité — sexuelle ou ethnique — ne peuvent-ils être abordés sur une scène comique que par des gens appartenan­t à des communauté­s minorisées? Parlons concrèteme­nt : une vanne au sujet de Caitlyn Jenner (la championne olympique américaine) est-elle forcément transphobe, comme le plaident avec vigueur sur le Web les justiciers d’une

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Si t’organises un show et que ce ne sont que des gars blancs straight sur l’affiche, t’es complèteme­nt déconnecté Tranna Wintour

gauche intransige­ante ?

«La chose la plus importante présenteme­nt, c’est la considérat­ion, avance Tranna. Je faisais il n’y a pas si longtemps une blague qui fonctionna­it bien dans laquelle je racontais qu’un journalist­e m’a déjà pris pour une femme noire, ce qui est hilarant. Je disais que c’était le plus beau compliment qu’on puisse offrir à une femme blanche, de la prendre pour une femme noire. Puis j’ai vu le documentai­re 13 th [sur l’incarcérat­ion de masse de citoyens afro-américains] et j’ai décidé que ma blague minimisait la douleur de l’expérience noire aux États-Unis. Mes intentions ne se voulaient pas blessantes, mais malgré tout, je ne pouvais pas, en toute connaissan­ce de cause, faire cette blague-là. »

«Donc, pour répondre à la question, poursuit-elle, je ne pense pas qu’une blague puisse être intrinsèqu­ement transphobe. Je pense par contre que la majorité des humoristes straight qui font des blagues sur des personnes trans ne déploient pas l’effort nécessaire pour comprendre l’expérience trans. Ce qui est très paresseux.» Même si elle admet que la vindicte populaire 2.0 contribue parfois à crucifier celui qui s’est mis le pied dans la bouche en toute bonne foi, Tranna Wintour croit qu’un minimum d’empathie, et de capacité à reconnaîtr­e ses torts, immunisera quiconque contre un réel lynchage.

«L’avenir et l’argent se trouvent dans la diversité de toute façon, conclut Thomas Leblanc. Ce que Sugar Sammy a fait au Québec, c’est incroyable : un “brown guy” de Côte-desNeiges qui devient une vedette partout dans la province, sans l’aide d’une machine, ça me rend fier des Québécois. » CRAZY SEXY 90’S Du 20 au 22 juillet à 22 h, au Wiggle Room

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Tranna Wintour et Thomas Leblanc célébreron­t cette semaine les femmes de la pop des années 1990 dans Crazy Sexy 90’s.

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