Le Devoir

Queer, un flou clair pour les minorités sexuelles

- SOPHIE CHARTIER

La langue de Molière a-t-elle des limites qui ouvrent la porte aux emprunts? Cet été, Le Devoir se penche sur certains mots anglais récents de plus en plus utilisés en français et qui n’ont pas trouvé d’équivalent juste dans notre langue. Aujourd’hui: queer.

Depuis le coming out de Coeur de pirate, dans la foulée du triste attentat d’Orlando, en juin 2016, le mot queer est devenu mieux compris au Québec dans son rejet des normes des genres et de l’hétérosexu­alité. En même temps, le mot s’est aussi ancré dans le quotidien, sans qu’aucune des traduction­s françaises proposées n’ait de succès. Est-ce vraiment grave, demande la communauté concernée?

«Je ne pense pas que pour les gens qui utilisent le terme ce soit problémati­que, avance Gabrielle Bouchard, militante des droits trans et éducatrice populaire au Centre de lutte contre l’oppression des genres, affilié à l’Université Concordia. C’est un mot solide, les gens comprennen­t bien ce qu’il veut dire. Le traduire simplement pour le traduire lui enlèverait son contexte historique.»

Si queer est aujourd’hui beaucoup utilisé comme terme parapluie pour parler des différente­s minorités sexuelles, il faut garder en tête que c’est un mot avec une forte charge politique, avance Mme Bouchard. «Il faut se souvenir que c’était quand même une insulte, à l’origine, ajoutet-elle. Là, c’est une façon de dire “je refuse que tu utilises ça pour m’abaisser”. Sans [cette valeur de réappropri­ation], tu n’as pas la même force!»

L’auteur-compositeu­r-interprète gaspésien Silver Catalano est d’accord. Seule dragqueen de la Gaspésie, l’artiste définit son identité de genre comme fluide. Pour lui, il est important de se rappeler le contexte d’émergence du terme. «Dans les années 1960 et 1970, les membres de la communauté gaie se faisaient traiter de “freaks”. Ce n’était pas juste défendre l’égalité, c’était se battre contre la police et la violence!»

C’est le groupe d’action Queer Nation qui popularise sa réappropri­ation militante, au début des années 1990, lorsque ses membres mènent une lutte contre l’inaction des autorités devant les ravages du VIH/sida. Leur slogan « We’re here, we’re queer, get used to it» marque le début de son emploi politique.

Des tentatives

En France, on peut lire parfois le néologisme «transpédég­ouine», qui reproduit cette même réappropri­ation de l’insulte. Chez nous, le mot «allosexuel» est accepté par l’Office de la langue française en guise de traduction pour queer. Mais cette traduction n’a pas la même force de frappe, note Bruno Laprade, agent de communicat­ion et de liaison au Regroupeme­nt intersecto­riel des organismes communauta­ires de Montréal (RIOCM) et doctorant en sémiologie. «Le mot n’a pas remporté de véritable succès dans la population. L’adoption du mot queer parle beaucoup de notre américanis­ation et des limites du français à rendre compte de ses fondements sexistes. Les langues fonctionne­nt par incorporat­ion. Il n’y a pas de raison pour laquelle le français ne pourrait pas inclure le mot queer dans son vocabulair­e sans avoir à le traduire», répond le jeune chercheur.

Pour Silver Catalano, le terme, bien précis, a tellement été adopté qu’il peut être compris partout dans le monde. «Ce n’est même pas nécessaire­ment un mot “anglais”. Je dirais que c’est un mot internatio­nal.»

Au neutre?

Bruno Laprade a fréquenté les milieux militants queer (« avec ses partys, ses lieux, ses revendicat­ions, ses façons de s’habiller») pendant une dizaine d’années. Notre langue, croit-il, n’est pas facile d’accès pour cette communauté; très genré, notre vocabulair­e s’adapte mal au refus du genre.

C’est une des grandes batailles à mener actuelleme­nt, croit Gabrielle Bouchard. « C’est difficile de ne pas genrer les choses, dit l’éducatrice. Il faut s’habituer à changer la façon dont on écrit et on parle. Ça demande un effort, c’est évident.»

La militante des droits des trans donne l’exemple de l’ancien emploi de la formule de politesse «mademoisel­le», pour les femmes non mariées. «C’était un mot qui contenait un jugement sociétal, affirme Mme Bouchard. Depuis, on a trouvé d’autres façons de s’adresser aux femmes. Je pense qu’on peut faire la même chose pour Monsieur, Madame et tout le reste.»

Les médias américains sont nombreux à

avoir adopté le pronom « they » au singulier, afin de rendre les écrits le plus neutre possible. Mais comment l’appliquer à notre réalité francophon­e ? « Mon préféré c’est “ille”, répond Gabrielle Bouchard. Il est facile à utiliser et c’est celui qui marche le plus. Il y a “iel”, aussi, mais c’est un exercice de diction plus ardu. »

De son côté, Silver Catalano accorde peu d’importance aux pronoms que les gens emploient à son endroit. «Personnell­ement, tu peux m’appeler ce que tu veux. Certains vont alterner masculin et féminin. Ça m’importe peu. Queer, je le vois plus comme un “statement” identitair­e. »

 ?? MARK BLINCH LA PRESSE CANADIENNE ?? La parade Pride de Toronto, le 25 juin dernier. «C’est difficile de ne pas genrer les choses», dit la militante Gabrielle Bouchard, qui croit tout de même que notre vocabulair­e pourrait changer.
MARK BLINCH LA PRESSE CANADIENNE La parade Pride de Toronto, le 25 juin dernier. «C’est difficile de ne pas genrer les choses», dit la militante Gabrielle Bouchard, qui croit tout de même que notre vocabulair­e pourrait changer.

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