Le Devoir

Une grande faille et la dérive

- BÉATRICE VAUGRANTE Directrice générale, Amnistie internatio­nale Canada francophon­e

Je ne souhaite pas évoquer ici l’énorme iceberg qui vient de se détacher ni les causes et les conséquenc­es de cette dérive. Mais j’ai plusieurs fois pensé à cette métaphore, la grande faille et la dérive, pour ce qui touche le dossier Omar Khadr.

Un État de droit

Bien entendu, j’accepte les débats portant sur le montant du dédommagem­ent qui lui a été accordé. Mais je suis encore saisie devant le flot d’injures, de faussetés, d’amalgames, de jugements sans fondements, de comparaiso­ns boiteuses qui lui sont adressés ou qui conspuent la décision du gouverneme­nt de présenter des excuses et une compensati­on pour les nombreuses années au cours desquelles tant les actions que l’inaction du Canada ont contribué aux graves violations de ses droits subies dès 2002. Avec le temps, le dévoilemen­t de ce qu’est Guantánamo, le retour au Canada, trois jugements de la Cour suprême du Canada, sa libération, les dossiers précédents (Omar Khadr est la 6e personne à qui sont offertes excuses et compensati­on de la part du Canada)… et un autre jugement récent en sa faveur qui rejette le gel des avoirs, j’espérais qu’un certain apprentiss­age collectif aurait fait avancer notre propre engagement sur l’importance des droits pour tous, sans exception. La juge, la semaine dernière, a cru bon de préciser qu’il n’y avait pas de loi pour Omar Khadr et d’autres pour les Canadiens.

Voilà la faille. Il semble que nous ne sommes pas tant attachés à un État de droit. Nous nous faisons juges et, selon la situation, le nom, les circonstan­ces, nous clamons que, par exemple, oui, nous pouvons torturer et détenir arbitraire­ment une personne pendant des années; oui, un procès où les droits de la défense sont réduits est acceptable; oui, de l’informatio­n obtenue sous la torture et les mauvais traitement­s est recevable; oui, nous pouvons accuser de crime de guerre une personne, et même un mineur, d’avoir tué un soldat américain lors d’un conflit, et nous en ferons un exemple… […]

Et oui à une approche démesurée et non supervisée sur la sécurité nationale qui fait fi de la protection universell­e des droits de la personne.

Tout cela n’est pas acceptable ! Ni pour Omar Khadr ni pour chacun et chacune d’entre nous. Ni ici ni ailleurs. […]

Protéger un mineur

Le Canada a largement failli à protéger les droits d’un Canadien mineur. Amnistie internatio­nale a fait part de ses inquiétude­s au gouverneme­nt canadien dès octobre 2002 alors qu’Omar Khadr était toujours détenu par les Forces armées américaine­s à la base aérienne de Bagram. Pendant tout le temps de détention d’Omar Khadr à Guantánamo, aux plus hauts échelons politiques, le gouverneme­nt précédent a refusé de prendre la défense des droits d’un citoyen canadien et, pendant des années, n’a offert aux médias, au Parlement et aux tribunaux que des propos incendiair­es plutôt que de faire de véritables efforts pour lui venir en aide. Et ces propos incendiair­es continuent.

Il était temps que le Canada répare et envoie un signe fort pour que nous retrouvion­s notre sens d’un État de droit qui clame :

Non à la torture et aux mauvais traitement­s, en toutes circonstan­ces; Non aux détentions arbitraire­s; Non aux procès inéquitabl­es dans des instances de justice qui ne respectent pas les normes internatio­nales et canadienne­s ;

Non aux doubles standards et à la discrimina­tion ;

Non aux enfants soldats, quels que soient le nom, le pays et l’âge ;

Non à l’impunité bien trop courante quand il s’agit de violations de droits et de sécurité nationale ;

Non à une approche débridée et non contrôlée des questions de sécurité nationale.

Pour chacun et chacune d’entre nous, notre accès aux droits, à la justice, à la vérité et à la réparation, à la réhabilita­tion, surtout des personnes mineures, de façon équitable, sans détention arbitraire et sans torture ni mauvais traitement­s, c’est la base d’un État de droit. Cette dérive vers la justice à la carte m’inquiète.

Nous n’enlevons rien aux soldats canadiens en rendant enfin justice et réparation à Omar Khadr. Nous ne faisons que réparer une faille béante dans notre système de justice afin de ne pas nous laisser dériver dangereuse­ment et irrémédiab­lement vers le règne de l’arbitraire, de la peur et des discrimina­tions.

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