Rencontre avec le chef d’orchestre Gabriel Thibaudeau
Depuis 20 ans, Gabriel Thibaudeau accompagne la destinée d’un homme qui rit, malgré lui
Quand Gabriel Thibaudeau n’est pas derrière son piano à la Cinémathèque québécoise, le musicien, compositeur et chef d’orchestre se promène aux quatre coins du monde pour faire exactement la même chose: donner une voix musicale au cinéma muet.
Ce n’est pas la première incursion de ce maître de l’improvisation pianistique à Fantasia, lui qui a déjà accompagné les projections de Métropolis (1921) de Fritz Lang et du Fantôme de l’opéra (1925). C’est ce film de Rupert Julian qui va d’ailleurs propulser sa carrière, partition créée en 1990 et suscitant vite l’enthousiasme au Canada, aux États-Unis et en Europe.
En 1998, dans la foulée de ce premier succès, la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes lui a commandé la musique d’une adaptation d’un roman de Victor Hugo, L’homme qui rit ( The Man Who Laughs, 1928), de Paul Leni. Cinéaste allemand lié au courant expressionniste, Hollywood freinera un peu ses élans pour raconter l’histoire de cet enfant défiguré recueilli par une troupe ambulante et découvrant, à l’âge adulte et de façon tragique, ses véritables origines. Produit à l’époque pour profiter de l’engouement suscité par Le fantôme de l’opéra, L’homme qui rit trouve depuis 20 ans une seconde vie grâce à Gabriel Thibaudeau et à l’Octuor de France, un orchestre parisien pour qui cette oeuvre fait partie de son répertoire.
Dans le cadre de Fantasia, le chef d’orchestre sera entouré ce jeudi soir du Quatuor Molinari en version augmentée,
« Un ciné-concert, c’est le seul endr oit au cinéma où le public peut avoir une réelle influence sur la trame sonore Gabriel Thibaudeau
neuf musiciens à ses côtés. On imagine qu’après ces années de fréquentation assidue d’une oeuvre qu’il connaît sur le bout de ses doigts, le niveau de stress n’est pas le même qu’au moment de la création. Au contraire. « C’est la première fois sans l’Octuor de France, souligne le compositeur quelques minutes avant d’entrer en répétition. Qu’il s’agisse d’une oeuvre ancienne ou d’une nouvelle, il faut toujours la faire le mieux possible.»
Une partition qui évolue
Pour Gabriel Thibaudeau, ce stress salutaire s’explique par le caractère singulier de ces événements pour cinéphiles, mélomanes, et des personnes qui ne partagent pas toujours ces passions. « J’ai déjà joué devant des jeunes qui n’avaient jamais vu un violon de leur vie, dit-il le plus sérieusement du monde. Je suis conscient qu’il y a une difficulté à attirer les gens pour voir un film datant de 1928, mais une fois qu’ils sont dans la salle… Un ciné-concert, c’est le seul endroit au cinéma où le public peut avoir une réelle influence sur la trame sonore. »
Ce pouvoir est sans doute réel, mais celui du compositeur dirigeant ses oeuvres apparaît aussi important. C’est d’ailleurs la singularité de cette musique de film qui, elle, « n’est pas figée dans le temps », celle gravée sur l’image étant «destinée à n’être jouée qu’une seule fois ». La partition écrite pour L’homme qui rit évolue avec le compositeur, qui parfois «change des petites choses ». Un musicien le lui a d’ailleurs déjà reproché. « J’ai répondu que je ne voulais pas être momifié de mon vivant », lance-t-il dans un grand éclat de rire. Gabriel Thibaudeau compare d’ailleurs l’oeuvre musicale à une pièce de théâtre, et le chef d’orchestre à un metteur en scène. «Il y a toujours des découvertes.»
Dans ce métier singulier qui compte un nombre restreint d’artisans, Gabriel Thibaudeau fait figure de star. En évoquant le passage du Devoir au British Film Institute (BFI) de Londres en janvier dernier, alors que son nom suscitait une admiration instantanée, il s’est vite chargé de remettre les choses en perspective: «Dès que je sors du BFI et que je traverse la rue, personne ne me connaît », souligne le compositeur sans amertume ni ironie.
L’«inconnu» Thibaudeau a tout de même accompli une tournée de huit villes en huit jours au Japon avec L’homme qui rit en 2015, et a répondu «en trois semaines» à une commande de l’Orchestre symphonique d’Odessa en Ukraine pour une symphonie de 90 minutes accompagnant la projection d’Aux bonheurs des dames (1930) de Julien Duvivier, «présentée au pied du fameux escalier utilisé par le réalisateur Sergueï Eisenstein pour Le cuirassé Potemkine ». Rien de moins.
Selon Gabriel Thibaudeau, «lecinémamuetaproduit 25 000 films, et le Festival de Pordenone en Italie en a déjà présenté près de 8000», un événement auquel il est associé depuis de nombreuses années. Autant de films à découvrir et qui ne risquent pas de le réduire au silence. L’homme qui rit (The Man Who Laughs), de Paul Leni, au Théâtre D. B. Clarke ce jeudi à 20 h.