Le Devoir

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La juriste Tamara Sujú dénonce le traitement réservé aux prisonnier­s politiques et les pressions sur la justice

- FRANÇOIS-XAVIER GOMEZ

Avocate pénaliste, Tamara Sujú se consacre à la défense des prisonnier­s politiques depuis une quinzaine d’années, à travers plusieurs organismes, dont le Forum pénal vénézuélie­n. Elle est depuis 2014 exilée en République tchèque, où elle est directrice générale au Centre d’études pour l’Amérique latine (Casla), fondé par Václav Havel.

Dans quelles conditions avezvous quitté votre pays?

Le gouverneme­nt m’accusait de conspirer contre la patrie à cause de mes dénonciati­ons du Venezuela auprès de la Commission interaméri­caine des droits de l’homme. En 2005, dans son émission télévisée, Hugo Chávez m’a publiqueme­nt mise en cause en montrant ma photo. J’ai été poursuivie pour deux délits de trahison et trois de conspirati­on. On n’a cessé de criminalis­er mon travail, comme celui de tous les défenseurs de prisonnier­s politiques victimes de torture. En 2014, les accusation­s se faisant plus précises, j’ai été accueillie par le Casla à Prague.

En quoi consiste la plainte que vous avez déposée à la Cour pénale internatio­nale de La Haye?

Elle concerne la pratique systématiq­ue de la torture contre les opposants emprisonné­s. À travers 120 témoignage­s, dont une cinquantai­ne proviennen­t de personnes toujours derrière les barreaux, nous montrons que les mêmes tortures se retrouvent d’un bout à l’autre du pays, et qu’il s’agit bien d’une politique délibérée et concertée.

Y a-t-il un cas emblématiq­ue?

Vasco Da Cruz est un politologu­e qui a très vite dénoncé le projet antidémocr­atique de Hugo Chávez. Il a été arrêté et brutalisé en 2004-2005, puis à nouveau en 2014. Cet homme grand et corpulent a été jeté dans une fosse bétonnée de deux mètres sur deux, couverte d’un grillage, où il ne pouvait pas se tenir debout. Un trou faisait office de toilettes, avec un mince filet d’eau ouvert 10 minutes par jour. Il devait couvrir le trou avec son tee-shirt pour empêcher la vermine et les cafards de remonter. Il a subi ça pendant un an avant d’être transféré. Il est toujours en prison, non jugé.

Comment les tribunaux jugent-ils ces prisonnier­s?

L’institutio­n judiciaire est aux ordres du régime. À 70%, les juges n’ont pas d’affectatio­n, ils sont dirigés vers un tribunal ou un autre, et traités en fonction de leurs décisions.

Certains ont-ils fait preuve d’indépendan­ce?

La juge María Lourdes Afiuni s’y est risquée et l’a payé très cher. En 2009, elle a ordonné la libération de l’homme d’affaires Eligio Cedeño en applicatio­n de la loi, car il avait passé plus de deux ans en préventive. Peu après, elle a été enfermée dans la prison pour femmes de Los Teques, en compagnie de détenues qu’elle avait condamnées. Ces femmes, mais aussi les gardiens, l’ont martyrisée et violée. Hugo Chávez a voulu faire un exemple avec elle, pour montrer aux juges ce qu’il advient quand on ne se montre pas docile. En direct à la télévision, il a donné ses ordres à la justice : «Cette juge, vous me la condamnez à 30 ans, non, c’est pas assez, 35 ans. » Ubuesque puisque la peine maximale est de 30 ans. María Lourdes Afiuni a obtenu la liberté conditionn­elle après trois ans et demi de prison. Elle n’est toujours pas jugée.

Comment travaillen­t les ONG de défense de ces prisonnier­s?

Avec des moyens très limités. Aucune ONG n’est autorisée si ses statuts mentionnen­t les mots « démocratie » ou «droits humains». Il leur est interdit de recevoir des subvention­s. Le gouverneme­nt les accuse de percevoir de l’argent de la CIA, mais la vérité est qu’elles ne peuvent compter que sur les apports de leurs membres. Et les avocats défendent les prisonnier­s politiques à titre bénévole.

Parvenez-vous à sensibilis­er les États étrangers sur ces thèmes ?

Hélas, les condamnati­ons restent de pure forme. Que faut-il au monde pour qu’il prenne conscience de la tragédie au Venezuela? L’heure n’est plus à la diplomatie mais à l’action.

Une ingérence étrangère est mal perçue par beaucoup de Vénézuélie­ns, qui souhaitent une négociatio­n sans interventi­on extérieure…

Se réfugier derrière le principe de non-interventi­on est une lâcheté. On meurt tous les jours au Venezuela, de la répression policière, de malnutriti­on, du manque de traitement­s médicaux… Et vous me parlez d’ingérence? À partir de combien de morts la communauté internatio­nale se réveillera-telle? À quoi sert la Commission des droits de l’homme de l’ONU? Face à une dictature militarist­e et narco-criminelle, nous ne pouvons pas nous défendre en lançant des pierres.

 ?? RONALDO SCHEMIDT AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Le gouverneme­nt d’Hugo Chávez a accusé l’avocate de conspirer contre son pays à cause de ses dénonciati­ons du Venezuela auprès de la Commission interaméri­caine des droits de l’homme.
RONALDO SCHEMIDT AGENCE FRANCE-PRESSE Le gouverneme­nt d’Hugo Chávez a accusé l’avocate de conspirer contre son pays à cause de ses dénonciati­ons du Venezuela auprès de la Commission interaméri­caine des droits de l’homme.

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