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La juriste Tamara Sujú dénonce le traitement réservé aux prisonniers politiques et les pressions sur la justice
Avocate pénaliste, Tamara Sujú se consacre à la défense des prisonniers politiques depuis une quinzaine d’années, à travers plusieurs organismes, dont le Forum pénal vénézuélien. Elle est depuis 2014 exilée en République tchèque, où elle est directrice générale au Centre d’études pour l’Amérique latine (Casla), fondé par Václav Havel.
Dans quelles conditions avezvous quitté votre pays?
Le gouvernement m’accusait de conspirer contre la patrie à cause de mes dénonciations du Venezuela auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme. En 2005, dans son émission télévisée, Hugo Chávez m’a publiquement mise en cause en montrant ma photo. J’ai été poursuivie pour deux délits de trahison et trois de conspiration. On n’a cessé de criminaliser mon travail, comme celui de tous les défenseurs de prisonniers politiques victimes de torture. En 2014, les accusations se faisant plus précises, j’ai été accueillie par le Casla à Prague.
En quoi consiste la plainte que vous avez déposée à la Cour pénale internationale de La Haye?
Elle concerne la pratique systématique de la torture contre les opposants emprisonnés. À travers 120 témoignages, dont une cinquantaine proviennent de personnes toujours derrière les barreaux, nous montrons que les mêmes tortures se retrouvent d’un bout à l’autre du pays, et qu’il s’agit bien d’une politique délibérée et concertée.
Y a-t-il un cas emblématique?
Vasco Da Cruz est un politologue qui a très vite dénoncé le projet antidémocratique de Hugo Chávez. Il a été arrêté et brutalisé en 2004-2005, puis à nouveau en 2014. Cet homme grand et corpulent a été jeté dans une fosse bétonnée de deux mètres sur deux, couverte d’un grillage, où il ne pouvait pas se tenir debout. Un trou faisait office de toilettes, avec un mince filet d’eau ouvert 10 minutes par jour. Il devait couvrir le trou avec son tee-shirt pour empêcher la vermine et les cafards de remonter. Il a subi ça pendant un an avant d’être transféré. Il est toujours en prison, non jugé.
Comment les tribunaux jugent-ils ces prisonniers?
L’institution judiciaire est aux ordres du régime. À 70%, les juges n’ont pas d’affectation, ils sont dirigés vers un tribunal ou un autre, et traités en fonction de leurs décisions.
Certains ont-ils fait preuve d’indépendance?
La juge María Lourdes Afiuni s’y est risquée et l’a payé très cher. En 2009, elle a ordonné la libération de l’homme d’affaires Eligio Cedeño en application de la loi, car il avait passé plus de deux ans en préventive. Peu après, elle a été enfermée dans la prison pour femmes de Los Teques, en compagnie de détenues qu’elle avait condamnées. Ces femmes, mais aussi les gardiens, l’ont martyrisée et violée. Hugo Chávez a voulu faire un exemple avec elle, pour montrer aux juges ce qu’il advient quand on ne se montre pas docile. En direct à la télévision, il a donné ses ordres à la justice : «Cette juge, vous me la condamnez à 30 ans, non, c’est pas assez, 35 ans. » Ubuesque puisque la peine maximale est de 30 ans. María Lourdes Afiuni a obtenu la liberté conditionnelle après trois ans et demi de prison. Elle n’est toujours pas jugée.
Comment travaillent les ONG de défense de ces prisonniers?
Avec des moyens très limités. Aucune ONG n’est autorisée si ses statuts mentionnent les mots « démocratie » ou «droits humains». Il leur est interdit de recevoir des subventions. Le gouvernement les accuse de percevoir de l’argent de la CIA, mais la vérité est qu’elles ne peuvent compter que sur les apports de leurs membres. Et les avocats défendent les prisonniers politiques à titre bénévole.
Parvenez-vous à sensibiliser les États étrangers sur ces thèmes ?
Hélas, les condamnations restent de pure forme. Que faut-il au monde pour qu’il prenne conscience de la tragédie au Venezuela? L’heure n’est plus à la diplomatie mais à l’action.
Une ingérence étrangère est mal perçue par beaucoup de Vénézuéliens, qui souhaitent une négociation sans intervention extérieure…
Se réfugier derrière le principe de non-intervention est une lâcheté. On meurt tous les jours au Venezuela, de la répression policière, de malnutrition, du manque de traitements médicaux… Et vous me parlez d’ingérence? À partir de combien de morts la communauté internationale se réveillera-telle? À quoi sert la Commission des droits de l’homme de l’ONU? Face à une dictature militariste et narco-criminelle, nous ne pouvons pas nous défendre en lançant des pierres.