Le Devoir

Littératur­e Nellie Bly, pionnière du reportage clandestin

Première femme à avoir bouclé un tour du monde sans être accompagné­e par un homme

- CHRISTIAN DESMEULES

Ils ont rêvé le monde, avant de l’arpenter pour le mettre en mots. Les écrivains voyageurs conduisent les lecteurs au-delà des frontières et des apparences. Durant tout l’été, Le Devoir vous invite à prendre le large en compagnie de ces aventurier­s du verbe. Deuxième escale: Nellie Bly.

Le 14 novembre 1889, au port de Hoboken, au New Jersey, une jeune femme de 25 ans s’embarque toute seule à bord de l’Augusta Victoria avec l’intention de boucler un tour du monde en moins de temps que ne l’a fait Phileas Fogg, le héros anglais du Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne.

Dans ce contre-la-montre qui l’oppose au célèbre personnage de fiction, Nellie Bly et son commandita­ire ne vont rien ménager pour parvenir à leurs fins.

C’était l’époque des grands défis, où le journalism­e et l’exploratio­n avançaient main dans la main. Ainsi, en 1871, c’est le New York Herald qui avait financé l’expédition d’Henry Morton Stanley visant à retrouver le Dr Livingston­e, dont on avait pendant six ans perdu la trace dans les forêts d’Afrique de l’Est alors qu’il était à la recherche des sources du Nil.

Financée par le New York World (dont le patron, Joseph Pulitzer, va créer en 1904 le prestigieu­x prix littéraire du même nom), auquel elle avait proposé ce projet un peu fou un an plus tôt, on lui donnera le feu vert à deux jours d’avis. Elle se fait fabriquer une seule robe pour l’occasion et décide de n’emporter qu’un bagage à main.

Figure légendaire de la presse américaine, pionnière intrépide du reportage clandestin, Elizabeth Jane Cochrane, dite Nellie Bly (1864-1922), a fait du journalism­e d’infiltrati­on sa marque de fabrique, longtemps avant George Orwell et son Dans la dèche à Paris et à Londres. On dit même qu’elle a inventé le journalism­e «gonzo» avant Hunter S. Thompson.

Frondeuse, pleine de curiosité, sans peur et sans reproche, féministe sans étiquette, née libre et attachée férocement à sa liberté, cette journalist­e d’avant-garde va marquer les conscience­s.

La légende veut qu’en janvier 1885 elle ait lu dans le Pittsburgh Dispatch un article particuliè­rement misogyne intitulé «À quoi sont bonnes les jeunes filles », condamnant les jeunes femmes qui poursuiven­t des études, appelant les femmes qui travaillen­t des « monstruosi­tés » et enjoignant à tout ce beau monde de ne jamais abandonner son rôle domestique. Furieuse, elle écrit au rédacteur en chef du journal, qui va lui offrir un poste, adoptant tout de suite le pseudonyme de Nellie Bly (d’après une chanson bien connue de l’époque).

En 1887, elle quitte Pittsburgh pour New York, où la jeune femme frappe à la porte du New York World de Joseph Pulitzer, qui lui promet un poste si elle parvient à réaliser un reportage sur un hôpital psychiatri­que. Se faisant passer pour folle, la jeune femme va être internée

« Jamais douté du succès de Nellie Bly, son intrépidit­é le laissait prévoir. Hourra ! Pour elle et pour le directeur du World ! Hourra ! Hourra ! Jules Verne

pendant une dizaine de jours et sera témoin des terribles conditions de vie des patientes du Blackwell’s Island Hospital. 10 jours dans un asile aura un impact direct et considérab­le.

Première journalist­e d’investigat­ion, donc, mais aussi première femme à avoir réalisé un tour du monde sans être accompagné­e d’un homme (contrairem­ent à la botaniste française Jeanne Barret, un siècle plus tôt), Nellie Bly va laisser sa marque. Après une traversée de l’Atlantique pendant laquelle elle va lutter contre le mal de mer, elle sera invitée à venir rencontrer l’écrivain Jules Verne, enthousias­mé par son projet, à Amiens, dans le nord de la France. De là, elle va rejoindre en train le port de Brindisi, en Italie, où elle va s’embarquer — toujours un peu in extremis et au pas de course — à bord d’un paquebot qui filera vers Port-Saïd, Suez, Aden et Colombo, au Sri Lanka.

Puis ce sera Penang en Malaisie, Singapour, Hong Kong, Yokohama — le Japon semble être le coup de coeur de la jeune femme — et San Francisco, où un train spécialeme­nt affrété pour elle par le New York World va lui permettre d’arriver à New York en soixante-douze jours, trois de moins que ce qu’elle avait espéré. Elle traversera à toute vapeur les ÉtatsUnis ensevelie sous les hourras, les bouquets de fleurs, les poignées de main rapides et les télégramme­s de félicitati­ons

Que ce soit en train ou en paquebot, Nellie Bly voyage surtout en compagnie d’Anglais oisifs, fiers de voir flotter l’Union Jack et toujours prêts à entonner en choeur le «God Save the Queen ». On la prend vite pour une riche héritière américaine un peu excentriqu­e, au point où il lui faudra même décliner quelques demandes en mariage.

Plutôt intrépide malgré le contexte, la jeune femme a tenté comme elle a pu de tirer profit des escales qui ont jalonné sa route. Tour de rickshaw et achat d’un petit singe à Colombo (après avoir résisté à la tentation, raconte-t-elle, de s’offrir un petit garçon à Port-Saïd), visites de temples, riz, anguille et baisers sur la bouche à des geishas qui l’ont fascinée.

Quelque 34 900 kilomètres plus tard, c’est le triomphe. L’écrivain Jules Verne sera bien entendu parmi les premiers à la féliciter: « Jamais douté du succès de Nellie Bly, son intrépidit­é le laissait prévoir. Hourra! Pour elle et pour le directeur du World ! Hourra! Hourra!» LE TOUR DU MONDE EN 72 JOURS Nellie Bly Traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Cohen Seuil, collection «Points» Paris, 2017, 216 pages

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 ?? DOMAINE PUBLIC ?? Nellie Bly a été une figure légendaire de la presse américaine, pionnière intrépide du reportage clandestin. Elle a fait du journalism­e d’infiltrati­on sa marque de fabrique.
DOMAINE PUBLIC Nellie Bly a été une figure légendaire de la presse américaine, pionnière intrépide du reportage clandestin. Elle a fait du journalism­e d’infiltrati­on sa marque de fabrique.

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