Le Devoir

Ce qui coule dans leurs veines

La Comédie-Française répand dans tout le TNM le poison de Lucrèce Borgia

- ALEXANDRE CADIEUX

LUCRÈCE BORGIA De Victor Hugo. Mise en scène: Denis Podalydès. Une production de la Comédie-Française présentée au Théâtre du Nouveau Monde dans le cadre du 375e anniversai­re de Montréal, jusqu’au 4 août.

«Je n’étais pas née pour faire le mal», plaide Lucrèce Borgia, trois fois veuve et empoisonne­use réputée, digne fille d’un pape démoniaque et soeur de deux hommes qui se sont entretués pour elle. Une seule chose la pousse sur le chemin de l’impossible rédemption: recevoir une douce parole d’un fils qui ignore tout d’elle et devant qui elle tâche aujourd’hui de se révéler. De cette action dramatique située au seizième siècle et écrite par Victor Hugo au dix-neuvième, ce pur enfant du dix-septième qu’est la Comédie-Française a tiré un plaisir sans âge, somptueux et terrible.

Esthétique­ment, la mise en scène de Denis Podalydès rappelle la dette du romantisme et d’Hugo à l’égard de la littératur­e gothique anglaise: c’est dans les ténèbres qu’on se meut, c’est de sombre dont on se drape, le carré de ciel formant le fond de scène est orageux et la gondole vénitienne du premier acte n’est qu’une épave. Lucrèce Borgia s’ouvre et se termine sur des fêtes; celles-ci, comme de raison, sont macabres, ce qu’accentuent les masques conçus par Louis Arene et qui n’ont rien de coquin ou de chatoyant.

Entre le bal délétère et le festin funeste, il y a l’acte II, construit autour d’une scène majeure: l’affronteme­nt entre Lucrèce et son quatrième époux, Don Alphonse de Ferrare, qui confond amour maternel et charnel en croyant à tort que le jeune capitaine Gennaro (Gaël Kilimindi, ingénu) est l’amant de sa femme. Le duc, c’est l’ancien beau devenu fou, le jaloux qui a somatisé les tourments de son esprit dans son appareil musculaire, le laissant tordu, hagard. La compositio­n d’Éric Ruf surprend, au premier abord; acteur d’exception, celui qui est aussi administra­teur général de la Comédie et scénograph­e a tôt fait de nous convaincre qu’on ne survit pas sans séquelle à une telle union matrimonia­le.

Face à lui, souveraine, Elsa Lepoivre joue toujours un ou deux degrés de volume en dessous de la normale, ce qui assoit superbemen­t l’autorité du personnage mais se perd peut-être avant d’atteindre le plus haut balcon du Théâtre du Nouveau Monde. Les rares excès de rage de sa Lucrèce font écho à la fine ligne entre grandeur et ridicule qui est le propre des sentiments exacerbés du romantisme. Idem pour certaines images qui font pouffer plutôt que frémir, comme cette prise d’un contrepois­on par le fils dans les bras de sa mère qui ainsi allaite enfin, mais à quel prix?

Ça saigne et ça souffre, mais oh, on rigole aussi. Le dix-neuvième, c’est la redécouver­te de Shakespear­e et de ce bonheur qu’il ya à mélanger les genres. Le bouffon ici s’appelle Christian Hecq, formidable en fidèle serviteur de la duchesse dont la peau comme le coeur sont ceux du serpent. Le scélérat joue à l’Espagnol pour tromper quelques gentilshom­mes, danse un flamenco ridicule, philosophe sur le bien et le mal. Les scènes entre Hecq et Lepoivre sont l’autre grand duo de ce spectacle vénéneux.

Outre le sentiment maternel qui conduit aux plus grands écarts de conduite d’un revirement à l’autre, ce qui sourd ici, c’est la misère des riches et des puissants, tout à leurs jeux et trafics pervers. Les comédiens de la première scène de France ne se gênent pas pour faire résonner malicieuse­ment les répliques qui rappellent que les serments, ce n’est bon qu’à dire au peuple et souvent trop onéreux à tenir. Et le plus grand effroi, quand le rideau tombe, demeure celui de réaliser tout le plaisir qu’on a à assister au spectacle de la cruauté auquel se livrent ces contempora­ins de Machiavel.

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COMÉDIE-FRANÇAISE Les masques conçus par Louis Arene accentuent le côté macabre de la mise en scène de Lucrèce Borgia par Denis Podalydès.

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