Le Devoir

Disparitio­n d’une sculpture en hommage aux femmes autochtone­s disparues

La femme de la nuit, de Jacques Newashish, s’est envolée de la place des Festivals

- CATHERINE LALONDE

L’histoire est toute poétique. Et triste. Une sculpture sur bois créée dans le cadre du festival Présence autochtone en hommage aux femmes autochtone­s disparues et assassinée­s a elle-même disparu de la place des Festivals, à Montréal, où elle était exposée. L’artiste atikamekw Jacques Newashish, d’abord bouleversé, a finalement sculpté, à la hache et à la scie mécanique, une seconde oeuvre, afin de pouvoir terminer le rituel et la performanc­e qu’il avait imaginés, en faisant brûler sa deuxième, et différente, Femme de la nuit.

Qui est parti avec cet énorme et lourd billot de pin blanc, mi-femme mi-chouette, dans la nuit du 7 au 8 août? La question n’est pas encore résolue. Mais l’hypothèse la plus plausible pour l’instant, selon Présence autochtone, est que des employés de la Ville, auxquels le festival avait demandé de ramasser les trois ou quatre billots non utilisés, auraient eu le zèle aigu et le geste large. «On est encore en train d’investigue­r, a indiqué en entrevue jeudi le directeur de Présence autochtone, André Dudemaine. Les observatio­ns faites sur la place des Festivals sont contradict­oires. » Selon Anik de Repentigny, chargée de communicat­ions pour la Ville, ce serait un responsabl­e de Présence autochtone sur le terrain qui aurait indiqué à l’employé de la Ville de ramasser le totem avec les autres billots. Le cabinet du maire a de son côté présenté ses excuses à Présence autochtone, parlant « d’un incident malheureux qui touchait toute la communauté de Montréal », d’après le festival.

Signes et résilience

« Nous, comme autochtone­s, très souvent, on se dit — et ça fait partie de notre façon de voir les choses — que rien n’arrive pour rien, explique M. Dudemaine. Et on pense que la disparitio­n d’une oeuvre dédiée aux disparues signifie qu’il y a encore beaucoup de forces de destructio­n autour de nous. » Pour le directeur comme pour l’artiste Jacques Newashish, il était alors particuliè­rement important de passer par-dessus la colère, le désarroi et la tristesse. En une journée, l’artiste a donc modelé une nouvelle oeuvre, «pas la même, il fallait que c’en soit une autre », souligne M. Newashish, afin de pouvoir faire le cérémonial du feu prévu avec les femmes autochtone­s et le public. « Ainsi, c’est une réelle résilience, croit M. Dudemaine. Le rituel du feu ne vise pas à brûler l’oeuvre, précise-t-il, ni à la faire disparaîtr­e en la réduisant en cendres, mais à la calciner: elle garde sa forme, transformé­e, noircie et rongée par endroits par les flammes. Le feu, qui est aussi un événement purificate­ur, vient achever l’oeuvre. »

Peintre et sculpteur incluant le rituel, le cérémonial et la performanc­e dans ses oeuvres, Jacques Newashish abordait artistique­ment pour la première fois le sujet des femmes autochtone­s disparues. «Le but, c’était de parler de ces femmes qui subissent des violences, celles qui, comme ma sculpture, vivent dans la noirceur, a précisé l’artiste au téléphone. C’était un oiseau de nuit, avec un visage de femme sans traits, neutre. Je me suis inspiré des images sur les réseaux sociaux de femmes autochtone­s sans visages. Il y a tellement de ces visages qu’on ne sait pas où ils sont… Malheureus­ement, maintenant, on entend très peu parler de ces femmes disparues. On parle de la commission d’enquête. OK, c’est bien, mais c’est aussi

ce que la sculpture qui disparaît démontre», cet oubli des individual­ités, des victimes mêmes.

Sa deuxième sculpture, elle, qui a été taillée, par la force des choses, plus rapidement, avait un visage… «On a vécu une belle soirée, avec le cérémonial. Il fallait le faire. C’est important, ça aussi. » Pour M. Newashish, tout est symbolique, tout est signe. «Cette oeuvre qui a disparu, on ne sait pas où… poursuivai­t-il. C’est impensable. C’est un sacrilège. Alors qu’on voulait se réunir pour dénouer le sacrilège que vivent ces femmes-là. Il ne faut pas oublier. C’est ce que m’a appris la sculpture qui disparaît: le plus gros sacrilège, c’est prendre une autre vie, et faire ce qu’on veut avec. C’est ça le pire. »

 ?? MARIO FAUBERT ?? La femme de la nuit, sans visage, de Jacques Newashish, a disparu de la place des Festivals.
MARIO FAUBERT La femme de la nuit, sans visage, de Jacques Newashish, a disparu de la place des Festivals.

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