Le Devoir

La fin du fun

Lorsque certains manèges emblématiq­ues reçoivent leur avis de départ

- ÉMILIE FOLIE-BOIVIN

En début d’été, quelques annonces ont laissé dans le deuil d’inconsolab­les adeptes de manèges. C’est le cas de La Pitoune à La Ronde, débranchée avant même qu’on puisse s’y mouiller une dernière fois. Dans l’ouest du Canada, la mise à la retraite du Zipper, un manège à sensation chouchou des fêtes foraines, a assombri la fête.

Ces manèges ont beau être des quinquagén­aires aussi iconiques que populaires depuis des génération­s, cette aura ne les a pas empêchés de recevoir leur «4%». Pourquoi sommesnous aussi attachés à ces bêtes de foire, et comment diable en arrive-t-on à tabletter des classiques comme ceux-là ?

Chaque été, dès qu’on voyait dépasser le Zipper dans le stationnem­ent du centre Georges-Vézina à Chicoutimi, on savait que la fin de semaine la plus excitante de l’année était enfin arrivée. Beauce Carnaval débarquait à l’aréna en même temps que la chaude saison, avec sa quincaille­rie de manèges lumineux, sa grosse musique un brin datée et sa barbe à papa deux couleurs.

Les familles des régions avaient enfin leur mini-Ronde à eux. Ça durait le temps d’un week-end, mais on savait que 364 jours plus tard, la foire serait de retour avec les mêmes attraction­s, comme si elle ne nous avait jamais quittés. Le passé était toujours présent dans les fêtes foraines; elles sont comme un phare (stroboscop­ique) dans la nuit.

Lorsque j’ai entendu aux nouvelles que North American Midwest Entertainm­ent (NAME), gestionnai­re du Zipper dans plusieurs foires de l’ouest du Canada, envoyait le sien à la retraite car après 50 ans de loyaux services, sous prétexte qu’usé à la corde, il n’y avait plus de pièces de rechange pour le rendre assez sécuritair­e — le Zipper n’avait déjà pas très bonne réputation dans les années 1970 et a été le théâtre de quelques incidents ces dernières années —, j’ai bien sûr bondi sur le sofa. Était-on en train d’assister au trépas du manège le plus débridé des fêtes foraines en région ?

Fête ambulante

Inquiète de son sort, j’ai illico contacté Beauce Carnaval. Cette fête ambulante promène le fun dans les stationnem­ents de centres commerciau­x de Brossard à Sept-Îles depuis 1953, et elle est la seule compagnie du Québec à avoir un Zipper dans ses boîtes — un manège d’ailleurs incontourn­able pour son circuit au nord du Québec. «Le Zipper se porte très bien! Il est là pour rester », m’a vite rassurée par courriel Véronique Vallée, responsabl­e de l’administra­tion de Beauce Carnaval et petite-fille du fondateur. Elle non plus ne comprenait pas pourquoi NAME coupait le fun à des génération­s de tripeux, alors que Chance Rides, le fabricant du Zipper, fabriquait toujours des pièces de rechange. Et, accessoire­ment, des Zipper de l’année qui promettent une «assise plus confortabl­e tout en expériment­ant

une vélocité d’essorage plus accrue», un excellent argument pour régurgiter son Palm Bay.

Pour les non-initiés, le Zipper, c’est le croisement entre une grande roue et une tronçonneu­se à la suite d’une nuit torride de 1968 bien arrosée au Cinzano. Classé parmi les manèges les plus étranges au monde par le magazine Popular Mechanics, le Zipper est la monture la plus imprévisib­le des foires ambulantes, celle

qui te fait perdre tout ton petit change et qui fait faire des affaires d’or aux réparateur­s de vitres de téléphones cellulaire­s du village.

Ses capsules tournent sur elles-mêmes, et on peut accélérer soi-même le tournis pour plus de sensations fortes (et doper ses chances de dégobiller ses Oreo frits). Bref, c’est le cauchemar incarné des émétophobe­s.

Il y a quelques années, le Zipper de Beauce Carnaval s’est absenté du circuit le temps d’une remise à neuf. «Les gens étaient mécontents», se souvient Véronique Vallée, dont ce manège a longtemps été l’un de ses préférés. «Il va revenir quand? Pourquoi vous ne l’avez pas fait réparer avant?» «On savait qu’il était populaire. Mais que les gens nous en parlent autant, ça nous a surpris. »

L’attachemen­t à certains manèges

Il n’y a pas vraiment d’étude expliquant cet attachemen­t à certains manèges de fête foraine, mais «les parcs travaillen­t beaucoup sur

leur côté vintage, la nostalgie de l’enfance, explique Laurent Turcot, professeur d’histoire à l’Université du Québec à Trois-Rivières et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en

histoire des loisirs. Les premiers grands parcs ont été créés au XIXe siècle, et le Tivoli de Copenhague, au Danemark, illustre très bien ce concentré de nostalgie avec ses vieux manèges en bois et ses premières montagnes russes. C’est dans les parcs d’attraction­s que les enfants commencent à construire leurs premiers souvenirs de moments forts. Et je me demande si l’attachemen­t

à La Pitoune ne serait pas dû à ça. C’est la première fois de ta jeune vie où tu penses vraiment que tu vas mourir. »

Inaugurée en même temps qu’Expo 67 et fermée par Six Flags avant son jubilé, La Pitoune, qui a plusieurs autres cousins au sein des propriétés de la compagnie, a tout de même réussi à atteindre un âge vénérable. «Bien des manèges ne durent pas cinq ou dix ans», remarque Martin Lewison, professeur au Départemen­t de gestion des affaires du Farmingdal­e State College, dans l’État de New York, un fervent amateur de manèges qui a essayé plus de 1000 montagnes

russes dans 26 pays. «L’un des facteurs qui contribuen­t à faire d’un manège un classique, c’est sa capacité à traverser les décennies et à amuser plusieurs génération­s. Les manèges classiques des parcs d’attraction­s de notre région ne sont pas aussi iconiques que les attraction­s fabriquées sur mesure pour Disney, mais elles sont emblématiq­ues sur une base plus personnell­e. C’est le manège dans lequel tes parents se sont rencontrés, celui dans lequel tu es monté avec tes grands-parents. » Il fait presque partie de la famille. Si les fabricants connaissai­ent la recette pour créer des manèges classiques, ils ne construira­ient que ceux-là. «Ce n’est pas difficile d’acheter un manège, note Véronique Vallée. Mais acheter un manège portatif qui va plaire à tous, ça, c’est tout un défi.» Car avec une quinzaine de manèges qu’elle transporte dans ses boîtes de ville en ville, Beauce Carnaval cherche avant tout à plaire à toute la famille. «Les sorties deviennent de plus en plus familiales et on a remarqué que le

monde recherche un peu moins le thrill .» Les valeurs sûres? Le carrousel, la grande roue, le bateau de pirates. Et, bien sûr, le Zipper. Ceux-là, pas question de s’en séparer.

L’impermanen­ce des choses

« La Pitoune est à La Ronde ce que le Cyclone

est à Coney Island», écrit Tristan Demers dans son tout récent livre souvenir Emmènenous à La Ronde : 50 ans de plaisirs forains (Les éditions de L’Homme), aussi fascinant que nostalgiqu­e. Alors que Coney Island a déboursé des millions pour préserver sa célèbre montagne russe maintenant âgée de 90 ans, pourquoi vouloir débrancher une attraction aussi emblématiq­ue que La Pitoune ? Six Flags, propriétai­re de La Ronde, refuse toujours d’accorder des entrevues à ce sujet. Mais Martin Lewison a une petite idée sur ses motivation­s, évidemment d’ordre économique.

«Les gestionnai­res de parcs d’attraction­s veulent attirer les gens et souhaitent les garder le plus longtemps possible à l’intérieur du parc, pour qu’ils dépensent en souvenirs, en nourriture. Le fait d’avoir de nouveaux manèges permet de stimuler les entrées. Mais l’espace de terrain limité ne permet pas aux parcs, souvent enclavés, de prendre de l’expansion. Alors c’est en démantelan­t les manèges existants qu’ils peuvent se renouveler.»

Le professeur et expert des parcs d’attraction­s suppose qu’en plus d’être complexe et chère à faire fonctionne­r, La Pitoune demandait sûrement beaucoup d’amour après cinq décennies d’avancées technologi­ques. «C’est comme lorsque ta vieille télévision brise. Parfois, ça revient moins cher d’en acheter une neuve. » Aux nostalgiqu­es, il suggère de revivre le parcours de La Pitoune à travers les nombreuses vidéos YouTube. «Je suis persuadé que ça va être une décision difficile pour les directeurs du parc. Eux aussi, ils ont des sentiments », tente-t-il de nous rassurer. Coudonc, y a-tu quelque chose qui peut rester tel quel de nos jours? Au bout du fil, Laurent Turcot rigole. «Tout ça nous fait seulement réaliser qu’on devient vieux, dit l’auteur. On est dans une société qui se nourrit de la nouveauté perpétuell­e. On se berce dans l’idée qu’il y a une permanence dans notre monde. Alors chaque fois que des éléments de notre passé individuel partent, on a l’impression que nous-mêmes, on perd une partie de notre identité.»

Je ne l’ai pas remercié de m’avoir fait sentir vieille. Bien que, parfois, il faut se faire à l’idée qu’on doit grandir et passer à autre chose. Quoique je préfère encore la phrase de Véronique Vallée quand elle me dit que Beauce Carnaval est dans l’esprit «vivre le moment présent ». Et n’oubliez surtout pas d’en profiter comme si c’était le dernier.

«C’est dans les parcs d’attraction­s que les enfants commencent à construire forts» leurs premiers souvenirs de moments Laurent Turcot, professeur d’histoire à l’Université du Québec à Trois-Rivières et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire des loisirs

La chronique Zeitgeist de Josée Blanchette reviendra le 1er septembre.

 ?? ARCHIVES DE LA VILLE DE MONTRÉAL ?? «La Pitoune est à La Ronde ce que le Cyclone est à Coney Island», écrit Tristan Demers dans son récent livre Emmène-nous à La Ronde: 50 ans de plaisirs forains, aussi fascinant que nostalgiqu­e.
ARCHIVES DE LA VILLE DE MONTRÉAL «La Pitoune est à La Ronde ce que le Cyclone est à Coney Island», écrit Tristan Demers dans son récent livre Emmène-nous à La Ronde: 50 ans de plaisirs forains, aussi fascinant que nostalgiqu­e.
 ?? BEAUCE CARNAVAL ?? Classé parmi les manèges les plus étranges au monde par le magazine Popular Mechanics, le Zipper est la monture la plus imprévisib­le des foires ambulantes, celle qui te fait perdre tout ton petit change et qui fait faire des affaires d’or aux...
BEAUCE CARNAVAL Classé parmi les manèges les plus étranges au monde par le magazine Popular Mechanics, le Zipper est la monture la plus imprévisib­le des foires ambulantes, celle qui te fait perdre tout ton petit change et qui fait faire des affaires d’or aux...
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