«Les frontières sont nuisibles»
Les multiplier ne fait que précariser davantage les sociétés, selon Néhémy Pierre-Dahomey
De passage au Québec à l’occasion des Correspondances d’Eastman, l’écrivain haïtien installé à Paris plaide pour l’abolition complète des frontières. La Terre, dit-il, n’appartient à personne.
Il y a encore une dizaine de jours, la venue de Néhémy Pierre-Dahomey au Québec semblait plus qu’incertaine, nous répétait son attachée de presse, visiblement déconcertée par la quantité de cerceaux par lesquels il faut transiter afin d’obtenir le feu vert de l’Agence des services frontaliers du Canada.
Installé à Paris depuis quelques années, l’écrivain né à Port-au-Prince détient toujours un passeport haïtien. Il devait ainsi quitter, il y a quelques jours, la résidence d’écriture qu’il s’offrait dans le sud de la France, le temps de subir dans la capitale française un petit interrogatoire et de fournir une série de données biométriques. Sans quoi cette entrevue n’aurait jamais pu se produire, ni sa rencontre avec le lectorat québécois.
«Je ne te dis pas les démarches!», s’exclamait-il samedi midi sur la terrasse du café Les Trois
Grâces, dans les Cantons-de-l’Est, où il séjournait. «Les autorités étaient très préoccupées par ce que je pouvais bien venir faire au Canada. Est-ce qu’il va rester là-bas pour toujours et manger toutes nos poutines?»
Ces fâcheuses péripéties, si elles appellent certes le sarcasme, sont loin de relever du même drame que celles traversées par les migrants ayant ces jours-ci pour domicile le Stade olympique. Bien qu’il prévienne s’être tenu à distance de l’actualité, depuis sa bulle de création des dernières semaines, le jeune trentenaire déballe sans se faire prier quelques réflexions sur l’errance à laquelle sont aujourd’hui contraints ses compatriotes. Son premier roman paru au Seuil en début d’année, Rapatriés, accompagne d’ailleurs dès son amorce la pugnace Belliqueuse Louissaint dans sa tentative échouée de franchir la mer des Caraïbes, vers les États-Unis.
« Plus on est de fous, plus on rit ! Plus on est de pauvres, plus on s’en sort!», réplique-t-il à ceux qui plaident pour que le Québec et le Canada viennent d’abord en aide à ceux qui, sur son territoire, se nourrissent déjà de pauvreté.
«Je le répète: plus on est de pauvres, plus on s’en sort, insiste-t-il. Je sais que ça peut choquer, mais je le pense sincèrement! Cette histoire de mettre des frontières partout pour que les pauvres ne bougent pas, ça précarise davantage les sociétés. On l’a bien vu dans le passé: lorsque tout le monde s’enferme dans son coin, on n’y gagne ni politiquement, ni socialement, ni économiquement. Alors, cette entraide à laquelle j’en appelle, il ne faut pas que ça parte d’une forme de bonne volonté ou de générosité, encore moins d’une forme de pitié. L’entraide commence avec la politique. Il faut dire et dire encore que les frontières sont nuisibles. Je suis politiquement antifrontières. Il faut en finir avec la libre circulation des capitaux et plutôt laisser faire la libre circulation des personnes, parce que la Terre n’est à personne.»
Digne face à l’adversité
À plusieurs occasions au cours de la conversation, Néhémy Pierre-Dahomey corrige les phrases de son interlocuteur, qui généraliserait un peu trop lorsqu’il évoque la fatalité s’étant très fréquemment abattue sur Haïti.
«Ce ne sont pas tous les Haïtiens qui ont vécu des situations difficiles. Ce ne sont pas tous les Haïtiens qui ont vécu l’adversité», martèle celui chez qui la littérature s’érige néanmoins en salutaire outil afin de donner un visage aux statistiques, aux grands titres et à des existences anonymes dont elle seule peut aspirer à nommer la complexité.
«Aucun pays, aucune région ne peut s’en sortir s’il vit sous cette espèce de chape de définition qui réduit, en gros, à n’être que le pauvre de l’autre, obser ve-t-il. Haïti ne peut pas s’en sortir s’il ne demeure que misère et adversité. Il faut arrêter de faire de certains pays l’agglomération de tous ces fantasmes de riches qui ont absolument besoin de leurs pauvres, parce que ça n’aide pas et que ce n’est pas du tout respectueux de la réalité.»
Comme il n’est pas plus respectueux de la réalité de glorifier ad nauseam la proverbiale capacité d’encaisser les uppercuts d’un peuple haïtien lourdement mis à l’épreuve par l’histoire et la catastrophe.
« Oui, les gens qui sont dans des situations difficiles m’intéressent », explique Pierre-Dahomey en désignant l’exemplaire de son premier roman qui repose sur la table, «parce que c’est un mobile narratif très fort, mais aussi parce que, lorsqu’on affronte des situations difficiles, on trouve en soi des ressources qui sont une forme de dignité. Cette dignité est l’inverse de la résilience, qui serait, selon ce que les gens disent, un état intrinsèque que détiendrait une catégorie de population. La dignité, on l’a tous en soi. Et tu la trouves quand tu es vraiment dans la merde ».
Ce n’est pas Haïti qui est pauvre, c’est…
Comment Haïti et sa diaspora pourront-ils un jour enfin s’arracher au malheur? Néhémy Pierre-Dahomey sourcille à nouveau en entendant le mot «malheur», ne permettant de décrire la réalité que de manière tronquée.
«J’invite les gens à prendre le problème par l’autre bout avant de dire qu’Haïti est extrêmement pauvre, suggère-t-il. Peut-être devrait-on commencer par dire que c’est le Canada, la France, les États-Unis, l’Allemagne, qui sont extrêmement riches? Il faut peut-être penser à la surabondance dans laquelle on vit en Occident. Moi, je suis clairement pour un plafonnement de la richesse, qui permettrait aussi l’instauration d’un seuil de pauvreté mondial en dessous duquel personne ne pourrait descendre. Cette idée qui consiste à créer tout le temps plus de richesse, ils ont un mot pour ça: on appelle ça de la croissance. Générer de la croissance à l’infini implique aussi que la misère peut aller très loin, de façon indéfinie.»
En attendant cette révolution, célébrons au moins le refuge de la littérature et du roman, «cette forme de messe laïque nous permettant d’entrer en communion et de tendre vers quelque chose de spirituel», pense Néhémy Pierre-Dahomey.
La rencontre et le dialogue que facilite la littérature, « c’est une des rares choses que l’on fait vraiment ensemble, en tentant réellement de produire du sens pour nos vies.»