Le Devoir

VIH La nondivulga­tion en hausse devant les tribunaux

Une coalition pourrait requérir un moratoire sur les poursuites

- SOPHIE MANGADO

Au cours des deux derniers mois seulement, trois nouveaux cas de non-divulgatio­n de séropositi­vité ont fait l’objet de poursuites au Québec. Cette augmentati­on tranche avec les pratiques passées et alarme les groupes de défense des personnes vivant avec le VIH, qui redoutent un changement de paradigme.

«Entre 1998 et 2012, on a recensé 21 cas, puis 10 de 2012 à 2016, ce qui était déjà une augmentati­on significat­ive», relève Liz Lacharpagn­e, avocate à la Coalition des organismes communauta­ires québécois de lutte contre le sida (COCQ-SIDA). Trois cas en deux mois, c’est du jamais vu pour la Coalition canadienne pour réformer la criminalis­ation du VIH (CCRCV), dont Mme Lacharpagn­e est membre, et c’est pourquoi cette coalition entend presser le ministère fédéral de la Justice d’agir avant que la tendance ne s’emporte.

Les personnes qui ne divulguent pas leur séropositi­vité alors qu’il y a possibilit­é qu’elles transmette­nt le VIH à leur partenaire peuvent faire l’objet d’accusation­s criminelle­s au Canada. Le problème, c’est que cette réponse judiciaire ne limite pas la transmissi­on du VIH, selon la CCRCV, qui la juge donc inappropri­ée.

Discrimina­tion

Le Canada est le seul pays au monde à considérer comme une agression sexuelle grave la non-divulgatio­n de séropositi­vité. Jusqu’à présent, on a recensé au Canada près de 200 accusation­s portées pour non-divulgatio­n. Dans une majorité de cas où la plainte a mené à une

condamnati­on, le VIH n’a pas été transmis.

C’est le fait de ne pas informer son partenaire qui est reconnu comme une agression sexuelle. «La peine moyenne d’emprisonne­ment pour une personne déclarée coupable d’infraction­s relatives à la non-divulgatio­n du VIH est de 54 mois — plus du double de la peine moyenne pour agression sexuelle (24 mois)», relève le Réseau juridique canadien VIH/sida. «Une situation discrimina­toire qui ignore les données scientifiq­ues sur le VIH et les recommanda­tions internatio­nales telles que celle de l’ONUSIDA », estime Liz Lacharpagn­e.

Chad Clarke a senti le sol se dérober sous ses pieds quand il a appris qu’un mandat d’arrêt pesait contre lui. Il s’est présenté aux autorités, puis a plaidé coupable. «Pour avoir une peine moins lourde », raconte-t-il. Passible de 15 ans de prison, il écope de quatre ans. « Si j’avais compris que je serais fiché à vie comme délinquant sexuel, je n’aurais pas plaidé coupable», dit-il six ans après sa libération. Chad affirme qu’il ne se savait pas porteur du VIH. En prison, il a eu difficilem­ent accès aux soins médicaux appropriés. Pas de traitement antirétrov­iral pendant plusieurs semaines, pas de test sanguin pendant plus de deux ans. Aujourd’hui, fiché au registre national des délinquant­s sexuels, il ne trouve pas d’emploi.

Doctorant en sociologie à l’Université Concordia, Alexander McClelland mène une recherche sur les impacts d’une condamnati­on pour non-divulgatio­n. Des 14 personnes dont il a examiné la trajectoir­e, «aucune n’avait conscience de mettre son partenaire en danger. Parfois, le médecin leur avait expliqué que leur charge virale étant indétectab­le, il n’y avait pas de risque de transmissi­on.» D’autres n’étaient pas toujours en mesure d’imposer le port du condom à leur partenaire. Il rapporte notamment le cas d’une travailleu­se du sexe, séropositi­ve à la suite d’un viol.

«Elle relate avoir insisté auprès de son client pour qu’il porte un condom, il a refusé. Elle était intoxiquée au moment de l’acte, ce qui diminuait ses capacités à le lui imposer. En cour, sa parole n’a pas pesé lourd.» De toutes les séquelles documentée­s par le chercheur, le traumatism­e associé au fait de se voir étiqueter délinquant sexuel est la plus lourde. Tout comme Liz Lacharpagn­e, Alexander McClelland estime que la criminalis­ation pourrait dissuader des personnes de se faire dépister, suivant la logique que, si on ignore son statut sérologiqu­e, on ne peut être taxé de non-divulgatio­n.

Consultati­on en cours

Ces délicatess­es judiciaire­s ont trouvé un premier écho à Ottawa. En décembre 2016, la ministre de la Justice du Canada, Jody Wilson-Raybould, déclarait que « […] la criminalis­ation disproport­ionnée de la non-divulgatio­n de la séropositi­vité décourage bon nombre de personnes de passer des tests de dépistage et de se faire traiter […]. Le système de justice pénale au Canada doit s’adapter pour mieux refléter les données scientifiq­ues disponible­s […]. » Un groupe de travail réunissant les acteurs concernés travaille actuelleme­nt à une réforme. Rien toutefois de concret n’en est encore ressorti de leurs travaux.

De son côté, la CCRCV mène une consultati­on pancanadie­nne auprès d’une quarantain­e d’organisati­ons pour établir un consensus sur les recommanda­tions à adresser au gouverneme­nt. «Nous ne savons pas, à ce stade-ci, quelle serait la meilleure façon de réformer, mais nous savons ce qui doit l’être, commente Nicholas Caivano, analyste des politiques au Réseau juridique canadien VIH/sida. La criminalis­ation ne doit s’appliquer que dans des cas d’intention avérée de transmissi­on, jamais lorsque des précaution­s empêchant la transmissi­on ont été prises, et on ne doit jamais recourir à l’accusation d’agression sexuelle dans un cas de non-divulgatio­n. »

En attendant une réforme du droit criminel (relevant du ministère de la Justice fédéral), la CCRCV n’exclut pas de demander un moratoire sur les poursuites (incombant aux provinces). «On observe une méconnaiss­ance de la problémati­que chez les procureurs, dit Liz Lacharpagn­e. On souhaitera­it des directives pour que les poursuites soient menées de manière éclairée, en tenant compte des avancées scientifiq­ues. »

À Québec, au bureau de la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, on se garde de tout commentair­e sur l’avancée des travaux, préférant s’en remettre au fédéral. Le ministère fédéral de la Justice a décliné notre demande d’entrevue, jugeant toute prise de parole prématurée dans les circonstan­ces. «Ce travail, qui comporte un vaste examen du droit pénal, du rôle de la santé publique, des sciences médicales applicable­s et des pratiques d’inculpatio­n et de poursuite actuelles, est en cours», ont-ils fait valoir par courriel.

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