Le Devoir

« Migrants » : un terme et des gens qui ont une histoire

- PIERRE LAVOIE Doctorant en histoire, Université de Montréal

Dans un texte récent, François Côté nous indique la vacuité tendancieu­se du terme «migrants» qu’il nous enjoint de remplacer par les grandes catégories de mouvances transfront­alières qui s’appliquent selon lui «en réalité» («Migrants», un terme à proscrire, 10 août 2017).

Je me permettrai d’entrée de jeu de singer la formule de M. Côté: il y a quelque chose d’intellectu­ellement discutable dans le rejet d’un terme adaptable et a priori neutre, et dans l’adoption tous azimuts et sans réflexivit­é apparente de catégories arrêtées dans le temps, sujettes à des modificati­ons futures au gré des mouvances politiques, économique­s, sociales et culturelle­s.

Il faut d’abord situer l’usage du terme «migrants». Si la plupart des spécialist­es en sciences humaines et sociales l’ont préféré aux catégories impliquant une direction (par exemple, immigratio­n ou émigration) dans la discussion générale, c’est d’une part que l’on sait maintenant que les phénomènes migratoire­s sont rarement stables et unidirecti­onnels; et d’autre part qu’il permet de parler de l’expérience commune de tous ceux qui vivent la migration.

Prenons pour exemple l’histoire des migrations des Canadiens français vers la Nouvelle-Angleterre — afin de «nous» mettre dans la chaise des migrants pour un moment. Les historiens et démographe­s estiment qu’entre 1840 et 1930, plus ou moins un million de migrants auraient traversé la frontière vers le sud, à la recherche d’emplois ou pour se prévaloir des possibles de leur pays d’accueil.

Les premières vagues migratoire­s d’envergure, celles des années 1870 et 1880, et la dernière, celle de la fin des années 1920, ont en commun d’avoir vu se déplacer un grand nombre de migrants temporaire­s, ou dont l’intention initiale était de demeurer temporaire­ment: la plupart du temps, on pense (ou du moins on dit…) qu’on veut revenir au Canada une fois qu’on aura gagné suffisamme­nt d’argent.

Or, si les mouvements de va-et-vient ont persisté tout au long de la période des migrations, on assiste dès la fin du XIXe siècle, et encore plus autour de la Première Guerre mondiale, à de vastes mouvements de naturalisa­tion et d’organisati­on sociopolit­ique de la part de ceux qui se considérai­ent maintenant comme des Franco-Américains.

Les finalités des différents migrants sont donc plurielles, mais ils partagent tous une expérience commune: ils sont à la fois sujets au push and pull socioécono­mique et agents de changement pour eux-mêmes et pour leurs familles. De surcroît, ils doivent faire face aux discours de ceux qui veulent les retenir, de ceux qui les invitent à partir, de ceux qui acceptent de les recevoir et de ceux qui les rejettent d’emblée.

Pour reprendre l’exemple des Canadiens français migrants, lorsque l’élite clérico-nationalis­te de votre pays natal vous considère comme de la racaille matérialis­te et que les mouvements ouvriers anglophone­s et protestant­s de votre pays d’accueil vous perçoivent comme des «Chinois de l’Est» inassimila­bles et illettrés, il va sans dire que vos motivation­s de départ doivent être substantie­lles, et ce, peu importe la façon dont vous vous déplacez entre les frontières.

Règles du jeu

Les migrants canadiens-français ont, selon la période où ils ont traversé la frontière, dû composer avec différente­s lois de la part du gouverneme­nt américain tels que l’Immigratio­n Act de 1882, le Johnson-Reed Act de 1924 ou la série de décrets contre l’immigratio­n du cabinet Hoover en réaction à la Grande Dépression.

Chaque fois, les règles du jeu changent, mais qu’ils soient entrés avant ou après l’instaurati­on de contrôles frontalier­s stricts et qu’ils aient ou non acquis un statut civil légitime dans leur pays d’adoption ne change rien à l’expérience commune partagée par les migrants.

Ce qui nous ramène à la question des catégories légales. Je ne conteste en rien la factualité ou l’existence des catégories énoncées par M. Côté (demande d’asile, immigratio­n légale, immigratio­n illégale) ni la pertinence de mettre en applicatio­n les lois qui s’y rattachent. Cependant, je l’inviterais à distinguer les catégories techniques des usages discursifs.

Il va de soi que, pour les profession­nels qui s’affairent à l’aspect civil des migrations (avocats, douaniers, politicien­s, etc.), les catégories susmention­nées sont utiles. Cependant, si M. Côté considère que le terme «migrants» est souvent «accompagné d’un parfum de misère humaine pour susciter la sympathie et entourer le mot d’une aura d’intouch abilité », je lui rappellera­i que les catégories qu’il propose en retour performent elles-mêmes une violence symbolique non négligeabl­e et, surtout, ne caractéris­ent qu’une fraction de l’expérience migratoire.

Entendu que celle-ci se décline plutôt dans la nuance que dans les contrastes, s’arrêter aux simples catégories légales pour discuter en société de migration réduirait considérab­lement la portée et la justesse des débats politiques, sociaux, culturels et moraux qui en sont indissocia­bles.

En tant qu’historien des migrations et des cultures, j’ai dû à plusieurs occasions me confronter à des sources juridiques devant lesquelles j’ai su faire preuve d’humilité pour mieux en comprendre les tenants et aboutissan­ts. Je suggère à M. Côté de faire le chemin inverse et de s’ouvrir quelque peu à l’histoire des migrations et à l’histoire sociocultu­relle qui lui apprendron­t, entre autres choses, le caractère éphémère des lois et la pérennité du désir des hommes et des femmes d’améliorer leur sort et celui de leurs proches.

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