Le Devoir

Immigrants illégaux, un terme à proscrire

Le choix du langage et de la terminolog­ie dans le discours public n’est pas toujours innocent

- LOUISE ARBOUR Représenta­nte spéciale du Secrétaire général pour les migrations, Nations unies, New York

La mobilité fait partie de la condition humaine. L’organisati­on internatio­nale basée sur la souveraine­té des États et sur leurs frontières exige des politiques migratoire­s intelligen­tes. Celles-ci reposent sur plusieurs facteurs, dont la coopératio­n internatio­nale et une opinion publique bien informée. Le choix du langage et de la terminolog­ie dans le discours public n’est pas toujours innocent, et rarement sans conséquenc­e. Par exemple, l’expression fréquemmen­t employée dans le contexte des conflits armés est celle de civils innocents, pour désigner une population qu’il est interdit de cibler en temps de guerre.

En fait, cette catégorie n’existe pas en droit. Le droit de la guerre distingue tout simplement les combattant­s des civils. Ajouter le mot innocent n’est pas sans conséquenc­e en ce qu’il laisse entendre que ce ne sont pas tous les civils qui ont le droit d’être protégés, mais seulement les civils innocents. Cela sous-entend, par exemple, que les civils qui sympathise­nt avec un groupe armé, ou le soutiennen­t politiquem­ent, ne devraient pas être protégés.

Ce choix de terminolog­ie n’est donc pas sans conséquenc­e. De la même façon, on utilise souvent l’expression «les femmes et les enfants» pour exprimer la vulnérabil­ité intrinsèqu­e d’un groupe de personnes, en contraste avec les hommes. Ce choix de terminolog­ie sert à infantilis­er les femmes, dont la vulnérabil­ité est contextuel­le, évidemment bien différente de celle des enfants, et accompagné­e de capacités et de résilience propres à tous les adultes.

Catégories

Les avocats adorent les catégories. Plus elles sont larges, moins elles sont utiles dans certains contextes. Par contre, plus elles aspirent à la précision, plus elles risquent d’être dangereuse­s si elles occultent de façon préjudicia­ble des réalités pertinente­s. C’est le cas à mon avis de l’expression « immigrants illégaux ».

En premier lieu, bien qu’une conduite puisse être illégale, ça ne rend pas en soi la personne illégale.

Par exemple, une personne qui n’a pas payé ses impôts à temps, ou en entier, n’est généraleme­nt pas décrite comme un contribuab­le illégal. Ce choix de terminolog­ie n’est pas sans conséquenc­e. Il contribue à la perception négative des migrants en situation d’irrégulari­té en confondant les circonstan­ces qui entourent leur condition.

Par exemple, on présume le plus souvent qu’un immigrant illégal est quelqu’un qui est entré au pays de façon illégale (par exemple avec un faux passeport, ou encore en utilisant les services d’un passeur pour éviter les postes de contrôle frontalier). En réalité, la plupart des personnes qui se trouvent en situation d’irrégulari­té quant à leur statut migratoire sont entrées au pays légalement mais ont enfreint certaines conditions de leur visa (par exemple en ne quittant pas le pays avant la date d’expiration du visa, ou encore en enfreignan­t certaines de ses restrictio­ns reliées au travail).

La prétendue illégalité présente donc un éventail de nuances quant à la sévérité de l’infraction et l’appellatio­n migrant illégal invite à imaginer le pire et alimente les préjugés défavorabl­es envers des personnes dont, au fond, on ne sait pas grand-chose.

Libre choix

Pire encore, on associe inévitable­ment l’illégalité au choix. En décrivant correcteme­nt les réfugiés comme des personnes qui n’avaient pas le choix de fuir leur pays où elles étaient persécutée­s, on laisse entendre, sans faire d’autre distinctio­n, que tous les autres qui traversent les frontières le font par libre choix. Les juristes comprennen­t bien que les notions de choix et de consenteme­nt sont complexes et contextuel­les: le consenteme­nt libre et éclairé à une procédure médicale ou à une activité sexuelle n’est pas nécessaire­ment apprécié de la même façon que le choix du consommate­ur de répondre à une publicité qu’il a mal interprété­e.

Il y a donc encore là un éventail des circonstan­ces qui déterminen­t, dans un contexte donné, si des personnes font des gestes par libre choix. Les changement­s climatique­s qui conduisent à la désertific­ation ou qui provoquent des catastroph­es naturelles, la pauvreté extrême et la famine peuvent provoquer des déplacemen­ts massifs de population qui n’ont aucune semblance de libre choix. Sur un plan plus personnel, le désir de rejoindre un enfant ou un parent à l’étranger, par exemple, peut provoquer une impulsion irrésistib­le de partir. Le choix de le faire dans des circonstan­ces irrégulièr­es peut malgré tout n’être pas excusé.

Les personnes qui meurent presque chaque jour dans la Méditerran­ée, comme celles qui ont été jetées par-dessus bord par des passeurs sur les côtes du Yémen ces derniers jours, n’étaient peut-être pas toutes certaines de bénéficier du statut de réfugié. Cela dépend en grande partie de leur pays d’origine et des circonstan­ces dans lesquelles elles vivaient, à propos desquelles nous ne savons strictemen­t rien. Il ne s’agit pas ici de mobiliser la sympathie du public par sentimenta­lisme afin d’excuser des comporteme­nts illégaux. Il s’agit plutôt de contrecarr­er la xénophobie qui s’alimente facilement du genre de terminolog­ie comme immigrants illégaux.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR L’appellatio­n migrant illégal invite à imaginer le pire et alimente les préjugés défavorabl­es envers des personnes dont, au fond, on ne sait pas grand-chose.

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