Parlons vikings
En vacances à Terre-Neuve, c’est en contemplant le joli site archéologique de L’Anse aux Meadows, tout au nord de la province, que je me suis pris à penser au curieux destin des langues. Car c’est en ce lieu au nom si évocateur (meadows signifie prairie) battu par le vent que les Vikings ont établi la première colonie européenne en Amérique il y a 1000 ans.
L’Anse aux Meadows marque en quelque sorte le zénith d’un peuple de grands navigateurs et de grands soldats, qui allèrent à l’est et au sud aussi loin que la Sicile et la mer Noire. Leur langue, le norrois, nous a donné toute une série de termes nautiques (quille, gréer, étrave).
En se basant sur certains restes de végétaux retrouvés à L’Anse aux Meadows, les archéologues supposent que les Vikings faisaient commerce jusqu’au Nouveau-Brunswick. En Amérique, il existerait même plusieurs autres sites vikings probables, également à Pointe Rosée à Terre-Neuve et Bay Saint Lawrence au Cap-Breton. Le fameux Vinland qu’évoque Leif Eriksson dans une des sagas serait l’un d’eux. Mais tout indique que ces peuplements n’ont pas duré plus d’une ou deux générations.
La culture des Vikings a évolué. Leur langue, le norrois, a évolué vers les langues scandinaves actuelles, dont l’islandais (le mot saga est un emprunt à l’islandais moderne, tout comme geyser). Ce sont les Islandais qui auraient d’ailleurs le mieux préservé la version originale du norrois: depuis quelques siècles, il est courant de former le vocabulaire des mots modernes à partir de termes que l’on retrouve dans les anciennes sagas. Le mot islandais pour téléphone (simi) est basé sur le mot pour fil, et celui d’ordinateur (tölva) dérive des mots pour chiffre et devineresse.
Selon les sagas, les Vikings désignaient L’Anse aux Meadows sous le terme de Straumsfjörðr pour «fjord des courants». Mais le nom actuel du lieu résume plutôt une autre histoire, celle du contact de l’anglais et du français en Amérique du Nord. Car L’Anse aux Meadows est en fait la déformation du français L’Anse-aux-Méduses. C’est une belle évocation du sort particulier du français sur le continent, qui est venu à un cheveu de se dissoudre dans l’anglais et de prendre le chemin inverse de celui qu’il a pris ailleurs.
La puissance et autre chose
Le destin du norrois est en fait une belle démonstration qu’une langue internationale ne devient pas telle parce qu’elle a «gagné toutes ses guerres», comme on le dit souvent de l’anglais, mais bien pour autre chose. Car on peut dire qu’en matière de conquête de l’Amérique, les Vikings avaient une certaine avance. Et comme les féroces guerriers vikings n’ont pas souvent perdu leurs batailles entre les VIIIe et XIe siècles, c’est à se demander comment il se fait que l’Angleterre, la France et l’Allemagne ne soient pas des nations norroises.
En fait, quand les Vikings ont rencontré d’autres civilisations, ce sont eux qui se sont acculturés presque chaque fois. Exactement l’inverse des autres cultures européennes qui ont colonisé plus tard, sauf peut-être les Basques.
Considérons ce qui fut la plus grande colonie des Vikings, la Normandie. Presque un siècle avant qu’ils découvrent l’Amérique, d’autres Hommes du Nord (le sens de Normand) se sont installés dans ce qui deviendra la Normandie. Ils se sont complètement assimilés à la culture romane ambiante en deux ou trois générations. Ce que l’on appelle le normand était une langue romane qui faisait partie des langues d’oïl et dans lequel on retrouvait certains mots de norrois.
Le lien entre la puissance et la diffusion d’une langue n’est jamais direct: malgré trois siècles et demi d’empire espagnol, il était loin d’être acquis que l’espagnol serait la langue dominante au Pérou et au Mexique au XIXe siècle. En fait, le quechua et le nahuatl, qui était les langues des empires inca et aztèque, y avaient progressé aux dépens de toutes les autres langues précolombiennes à un point tel qu’ils ont failli prendre le dessus au moment des indépendances.
Dans le destin des langues, les migrations et les colonies de peuplement jouent effectivement un bien plus grand rôle que la seule puissance. Mais encore là, pas toujours. La France a déplacé bien davantage de population en Europe (presque un demi-million de huguenots et de réfractaires de la Révolution) que de colons en Amérique (15000 à tout casser). Et en Afrique, où les Français et les Belges s’étaient plutôt mal implantés durant la période coloniale, le français est sorti renforcé par le mouvement des indépendances. Exactement l’inverse de ce qui s’est passé en Amérique.
On pourrait épiloguer longuement sur tous les facteurs qui font qu’une langue s’internationalise, mais au regard de l’histoire, la puissance militaire et la domination coloniale sont assez peu de choses.