Le Devoir

LES GRANDES VACANCES DES PETITS

- SOPHIE MANGADO

Petits philosophe­s, grands penseurs. Ils ont entre 4 et 16 ans et se retrouvent durant une à trois semaines dans un camp de vacances particulie­r où on troque les jeux de ballon pour ceux de la réflexion et de la discussion. Le camp Brila propose depuis cinq ans aux jeunes de développer leur esprit critique.

«On ne peut pas décréter soi-même qu’on est sage. Ça appartient aux autres de l’observer et de nous le dire.

— Ça rend intelligen­t, être sage, mais être intelligen­t, ça veut pas dire que tu es sage.

— C’est relatif. Par exemple, un voleur de banque doit bien avoir une certaine forme d’intelligen­ce. Pour lui, voler une banque, c’est sage. Il peut même donner des conseils pour ça. Mais pour le gouverneme­nt, c’est tout le contraire.

— Mais la sagesse est basée sur des faits, pas des opinions.

— Ça se peut aussi qu’un gouverneme­nt considère qu’un acte est sage, sans que ce soit pourtant dans l’intérêt réel de la population. »

Cela se peut, en effet. Du haut de leurs 7 à 13 ans, Cashel, Opal, Cohen et leurs sept compagnons de camp de jour l’ont déjà un peu compris. Quatre garçons et six filles, assis en cercle à l’ombre clémente d’un arbre dans la cour du Campus Loyola. Version 2017 d’un beau mélange d’agora et d’arbre à palabres. Ici, ce sont les enfants qui dissertent, pas un maître qui inculque. «Qu’est-ce que la sagesse? Comment l’acquiert-on ? » Sitôt lancé, le sujet allume les esprits. Si les idées se font trop éparses, l’animateur aide à garder le cap, mais les enfants restent maîtres et responsabl­es de la qualité de l’échange. Les esprits s’échauffent, comme pour imiter la températur­e de cette journée caniculair­e. Cela ne se traduit pourtant jamais par un mot plus haut que l’autre. « Une idée à la fois, s’il vous plaît», rappelle simplement l’animateur quand ça fuse trop vite. Ça fuse généraleme­nt très vite.

Cours de défense intellectu­elle

Natalie Fletcher a fondé Brila il y a cinq ans. Praticienn­e en philosophi­e pour enfants, doctorante multidisci­plinaire à Concordia (pédagogie, philosophi­e et art communauta­ire), elle regarde ces petits philosophe­s non pas comme des adultes en devenir, mais comme des agents de changement à part entière. « Les enfants sont généraleme­nt très influencés. On veut leur donner la chance de réfléchir, d’analyser ce qui les entoure, ce qui leur arrive, tout ça pour être plus autonomes. Ils ont besoin d’outils, et la métacognit­ion [conscienti­ser le fait de réfléchir] en est un excellent.» Brila s’inscrit dans le mouvement de la Philosophi­e pour enfants, visant le développem­ent de la pensée critique et de la responsabi­lisation. Pendant une semaine (trois pour les plus mordus — nombreux), le camp de jour accueille des jeunes de 4 à 16 ans. Environ 200 seront passés par là cet été. Demandes de franchise venues de l’étranger, liste d’attente : le succès point.

Natalie Fletcher voit la philosophi­e comme un levier de changement extraordin­aire, une «façon d’apprendre l’autonomie tout en étant sensible aux autres. Il faut valoriser le partage des différence­s, trouver ce qui nous rassemble malgré elles et sans chercher à les effacer». Un mélange de bienveilla­nce et d’admiration l’habite face à ces philosophe­s en herbe. Aux enfants de professeur­s d’université se mêlent des réfugiés ou des enfants de milieux moins favorisés, bénéficiai­res du programme de bourse de Brila. Il faut le savoir, parce que rien ne laisse soupçonner la moindre disparité des chances quand on écoute le groupe palabrer. «On a tous des origines différente­s, et c’est justement pour ça qu’on apprend plein de choses », souligne Cohen.

Une des choses qu’AJ affectionn­e particuliè­rement lors de ces camps, c’est l’exercice consistant à imaginer des mondes alternatif­s. Un monde sans chiffres. Un monde dans lequel on cesserait à jamais d’inventer de nouveaux mots. Un monde où les enfants seraient responsabl­es. «Tu imagines ça, un monde où les enfants prendraien­t les décisions importante­s?» J’imagine, oui. J’imagine aussi comment ces enfants-là résoudraie­nt ce qui leur a été proposé ce matin. « Nommez trois problèmes dans le monde qui mériteraie­nt qu’on leur accorde de la sagesse.» Morceaux choisis. «La dépendance au cellulaire ou au fidget spinners — mauvaises distractio­ns qui empêchent de se concentrer et de penser.» «Le sort réservé aux peuples autochtone­s.» «Le réchauffem­ent climatique — il va falloir que des gens acceptent de faire des sacrifices à court terme si on veut des bénéfices à long terme.» «Comment composer avec Donald Trump, ses décisions stupides et son non-respect des règles, sachant qu’il a probableme­nt été élevé comme ça?»

À observer le groupe philosophe­r, une question me taraude. «Vous ne trouvez jamais ça ennuyant ? » Sciemment provocatri­ce, la perche lancée tape dans le mille, les réponses se bousculent.

— Ça a quelque chose de compétitif, se convaincre les uns les autres, c’est stimulant.

— Plus on avance en âge et plus c’est passionnan­t.

— Pas exactement, objecte Cashel, sept ans. Je suis là depuis que j’ai cinq ans et j’ai TOUJOURS aimé ça. Je ne me suis jamais ennuyé.

— Ce n’est même pas une question d’âge, ajoute Valeria. Ça dépend de la personnali­té. Même des adultes pourraient ne pas aimer ça.

— C’est tout le temps excitant, tranche Sahana, à condition de rester engagé dans la réflexion, sinon on perd le fil. Moi, ça me pousse à prendre de meilleures décisions, à être plus créative. Ça m’ouvre l’esprit.

À huit ans «et demi», Sitara croit qu’on acquiert la sagesse en étant intègre et en ayant le courage d’affronter nos peurs. Pas question de se prendre au sérieux plus que de raison pour ça. C’est d’ailleurs le mot d’ordre du camp, Laisse aller ton fou. Prendre le travail au sérieux, surtout pas soi-même. « Les jeunes vivent trop de pression à la performanc­e, ici on veut les aider à comprendre que se tromper est très correct. Ils n’ont pas besoin d’être sûrs d’eux», explique Natalie.

Les fourmis dans les jambes se font sentir après un temps. Pause. Penser n’exclut pas de bouger, et inversemen­t. Les activités physiques sont conçues de façon à poursuivre la réflexion. Il y a quelques jours, un danseur profession­nel néo-zélandais a appris aux campeurs le haka, danse maorie traditionn­elle. L’occasion de discuter d’appropriat­ion culturelle.

Vient le temps de reformer le cercle sous l’arbre, pour conclure sur la sagesse. Avant d’aller se rasseoir, Cashel semble vouloir m’inviter à la réflexion. «Est-ce que le seul fait de participer à Brila n’est pas en soi une forme de sagesse ? » Sans doute, Cashel, sans doute.

«Les jeunes vivent trop de pression à la performanc­e, ici, on veut les aider à comprendre que se tromper est très correct. Ils n’ont pas besoin d’être sûrs d’eux.»

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR
 ?? PHOTOS ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR ?? Âgés de 4 à 16 ans, les apprentis philosophe­s se retrouvent pendant trois semaines dans la cour du campus Loyola pour aiguiser leur esprit critique.
PHOTOS ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Âgés de 4 à 16 ans, les apprentis philosophe­s se retrouvent pendant trois semaines dans la cour du campus Loyola pour aiguiser leur esprit critique.
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Sitara, huit ans et demi, fait partie des participan­ts du camp.

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