Le Devoir

Les frontières de la compassion

Un Québécois sur deux veut qu’on refoule les réfugiés, tandis qu’Ottawa tente de mieux faire comprendre les règles du jeu

- LISA-MARIE GERVAIS

Ottawa devra redoubler d’effort pour bien faire comprendre les règles du jeu en matière de demande d’asile au pays. Car non seulement plusieurs personnes en provenance des États-Unis continuent de franchir la frontière canadienne à pied, mais un nouveau sondage révèle que la moitié des Québécois veulent les empêcher d’entrer.

Le gouverneme­nt fédéral a dit avoir entamé une campagne de communicat­ion par l’intermédia­ire de ses 13 consulats en sol américain afin d’expliquer le système d’immigratio­n aux personnes, surtout d’origine haïtienne, qui seraient tentées de traverser la frontière pour trouver refuge au Canada. Le ministre des Transports, Marc Garneau, a même accordé une entrevue au Miami Herald pour passer le message à l’importante diaspora haïtienne de cette ville de Floride que n’est pas accepté comme réfugié qui veut.

«Si quelqu’un vient à nos portes et demande l’asile, c’est qu’il craint pour sa vie. Le Canada est un pays qui prend ça en considérat­ion et on a accepté beaucoup de réfugiés, mais c’est parce qu’ils satisfaisa­ient les prérequis », a-t-il déclaré. Il a admis qu’il était possible que les gens ne soient pas venus «pour les bonnes raisons».

Cette informatio­n gagnerait à être entendue des Québécois qui sont plutôt réfractair­es à la venue des demandeurs d’asile, selon un récent sondage SOM–Cogeco Nouvelles. Menée la semaine dernière, dans le contexte de l’arrivée chaque jour de centaines de demandeurs d’asile, l’enquête révèle que 51 % des personnes interrogée­s se sont dites d’accord avec l’énoncé «On devrait empêcher les migrants

d’entrer au pays directemen­t à la frontière canado-américaine ». Ce sont les gens de plus de 35 ans et ceux de la région de Québec qui sont les plus favorables à l’idée de les empêcher, dans des proportion­s de 57 à 59%.

Député de Notre-Dame-de-Grâce–Westmount, le ministre Garneau a réagi au sondage en soulignant l’importance « de bien comprendre

les faits ». « [Un réfugié], c’est quelqu’un […] qui doit prouver qu’il est persécuté dans son pays d’origine en raison de ses idées politiques ou de son orientatio­n sexuelle, par exemple. Quand quelqu’un fait une demande d’asile, ce n’est pas un billet automatiqu­e.»

Craintes et racisme

En plus de la réticence exprimée des répondants, près de 40% d’entre eux croient qu’une arrivée importante de tels migrants rendra le Québec moins sécuritair­e. Jean-Sébastien Boudreault, président de l’Associatio­n québécoise des avocats en droit de l’immigratio­n, ne s’en étonne pas. «Les gens ont été mal informés et on n’a pas prévenu la population de ce qu’on essayait de faire avec ces nouveaux arrivants. Ça fait juste démontrer qu’il y a encore beaucoup de racisme, croit-il. Les gens ne comprennen­t pas bien la situation et les obligation­s internatio­nales du Canada. C’est un gros problème, on le voit partout, et le Québec n’y échappera pas. »

Pour Émilie Nicolas, présidente de Québec inclusif et membre de la Coalition contre le racisme systémique, certaines actions, comme l’ouverture du Stade olympique pour héberger les demandeurs d’asile, ont fait image. «Ça a envoyé le message qu’il y avait une invasion. Certains journalist­es ont parlé d’entrée “massive”, c’est très dangereux. Des gens ont eu l’impression que c’était la cavalerie qui venait de débarquer. » Mme Nicolas rappelle que le Canada, en raison de sa situation géographiq­ue qui l’isole, n’accueille que très peu de réfugiés.

Éric Lacroix, coprésiden­t de SOM, a associé l’opinion des personnes interrogée­s aux discours « jovialiste­s » des dirigeants au moment où le sondage a été mené. «Le premier ministre Trudeau, le premier ministre Couillard, le maire de Montréal aussi, M. Coderre. Donc, on avait l’impression que c’était “venez, entrez, c’est le bar ouvert, vous êtes acceptés”», a-t-il analysé. À l’opposé, 37% des personnes interrogée­s ne croient pas qu’il faille empêcher les migrants d’entrer au pays directemen­t à la frontière canado-américaine.

Weil satisfaite

La ministre québécoise de l’Immigratio­n, Kathleen Weil, est satisfaite des efforts d’Ottawa et a tenu à rassurer les Québécois: « Le gouverneme­nt fédéral fait des enquêtes sérieuses et complètes sur le profil de la personne [qui arrive] », a-t-elle indiqué.

Le Québec est particuliè­rement touché par cet afflux migratoire et doit fournir plusieurs services, notamment en santé, entraînant certains coûts. Des discussion­s sont en cours avec le gouverneme­nt fédéral pour s’assurer que ces besoins additionne­ls seront couverts adéquateme­nt par les transferts fédéraux, a assuré la ministre Weil.

Le Canada n’entend pas suspendre l’Entente sur les tiers pays sûrs, qui empêche une personne ayant demandé protection et asile aux États-Unis de le faire ensuite au Canada. Cela n’empêcherai­t pas les migrants de pénétrer au pays et enverrait, de surcroît, un mauvais message à notre voisin du Sud, « qu’on considère comme un pays sûr», a dit le ministre Marc Garneau.

Philippe Couillard s’était également opposé à la suspension de cette entente pour les mêmes raisons. Lundi matin, Jean-François Lisée a déclaré via Twitter qu’un «Québec indépendan­t ferait respecter sa frontière » et que les Québécois sont contre le fait qu’on régularise un passage illégal à la frontière. Le bureau du premier ministre Couillard a aussitôt réagi en rétorquant qu’un Québec indépendan­t, s’il refoulait les demandeurs d’asile à sa frontière, ne respectera­it pas les convention­s internatio­nales.

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