Le Devoir

Uber, symbole de l’économie « privative »

Deux chercheurs se sont penchés sur le cas de l’entreprise qui vaut plus d’un milliard de dollars

- LOÏC PIALAT

Los Angeles — Le savoir est une arme et les plateforme­s numériques d’économie collaborat­ive, comme Uber ou Airbnb, n’hésiteraie­nt pas à s’en servir. Ryan Calo, professeur de droit à l’Université de Washington, définit pour Le Temps le concept qu’il a inventé avec Alex Rosenblat, ethnograph­e de la technologi­e à l’institut Data and Society : « L’économie privative renvoie à la façon dont ces plateforme­s peuvent abuser — potentiell­ement ou effectivem­ent — de leur savoir et de leur contrôle pour servir leur propre intérêt. »

Des entreprise­s utilisant à leur profit les informatio­ns à leur dispositio­n sur leur clientèle, cela n’a rien de nouveau. Mais l’étude The Taking Economy, explique que, dans le cas de l’économie collaborat­ive, les entreprise­s concernées opèrent au milieu de deux clientèles différente­s, utilisateu­rs et pourvoyeur­s d’un service, qu’elles peuvent manipuler. Elles créent intégralem­ent un environnem­ent — une applicatio­n — dans lequel elles peuvent suivre à la trace le comporteme­nt du client et adapter cet environnem­ent en fonction de leurs observatio­ns. Autrement dit, elles sont omniscient­es.

Les deux universita­ires rappellent la stratégie de la Silicon Valley: exploiter les zones grises dans la loi, grandir jusqu’à devenir incontourn­able et faire évoluer la législatio­n dans son sens. Leur travail aura le droit prochainem­ent aux honneurs de la Columbia Law Review, revue de référence. Pour leur étude de cas, Ryan Calo et Alex Rosenblat ont logiquemen­t choisi Uber, la «licorne» — jeune pousse valant plus d’un milliard de dollars — la plus valorisée de la planète (68 milliards de dollars américains).

Manque de transparen­ce

Alex Rosenblat cite les 5dollars de compensati­on pour l’annulation d’une course. D’après l’étude, Uber refuserait cette somme à de nombreux chauffeurs parce qu’ils n’auraient pas réellement attendu les 5 minutes nécessaire­s. «S’il est possible que le chauffeur soit distrait ou ait mal calculé, les anecdotes de ce type sont tellement récurrente­s que l’on peut se demander s’il n’y a pas quelque chose qui cloche», commente Alex Rosenblat. Elle suggère l’ajout d’un chronomètr­e à l’applicatio­n pour éviter tout malentendu.

Récemment, l’affaire Greyball a montré qu’Uber utilisait un logiciel pour tromper les autorités. The Taking Economy s’interroge aussi sur ces «voitures fantômes» qui apparaisse­nt à l’ouverture de l’applicatio­n, comme pour laisser penser à l’utilisateu­r qu’il n’aura pas à attendre son chauffeur et ainsi éviter qu’il consulte un concurrent.

La firme dirigée par Travis Kalanick aurait par ailleurs remarqué qu’un passager dont la

batterie de téléphone est déchargée acceptait plus souvent un surcoût. Alex Rosenblat et Ryan Calo se demandent dans quelle mesure Uber pourrait utiliser cette informatio­n à sonavantag­e. Et puisque la société a annoncé son ambition dans le domaine des voitures autonomes, les chauffeurs ne préparent-ils pas leur remplaceme­nt en aidant Uber à affiner ses cartes routières?

La législatio­n en retard

Autre scénario développé par l’ethnograph­e: le coût d’une course, donné à l’avance. Si un trajet facturé 15dollars au passager revient en réalité à 13dollars en fonction du kilométrag­e, Uber pourrait garder les deux dollars de différence tout en demandant au chauffeur une commission sur le total de 15dollars. « On peut imaginer que, dans un système caractéris­é par son opacité et l’asymétrie de l’informatio­n, c’est toujours le casino qui gagne à la fin », prévient Alex Rosenblat.

Une partie des remarques de l’étude relève de la conjecture, résultat du manque de transparen­ce de l’économie collaborat­ive. Ryan Calo et Alex Rosenblat insistent donc sur le rôle de la Federal Trade Commission (FTC), censée protéger le consommate­ur. Elle pourrait par exemple mandater des groupes d’experts indépendan­ts pour étudier les méthodes de ces géants.

La FTC est restée timide pour le moment. «Je crois que c’est largement dû au fait que les régulateur­s n’ont pas l’habitude d’enquêter dans le domaine numérique, estime Ryan Calo.. D’abord à cause de l’approche “on ne touche pas à Internet” pour encourager l’innovation. Et jusqu’à récemment, ils n’avaient pas le savoir-faire technique pour vérifier ce que les sociétés leur disaient de leurs pratiques.»

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ISTOCK Les entreprise­s comme Uber créent des applicatio­ns avec lesquelles elles peuvent suivre à la trace le comporteme­nt de leurs clients.

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