Sortez-le du Plateau… Mont-Royal !
Paysage incontournable du cinéma québécois, décor interchangeable pour les cinéastes américains, Montréal constitue un vaste plateau de tournage aux possibilités infinies. Les artisans de l’industrie connaissent bien les beautés et les vices cachés d’une métropole désireuse de tirer son épingle du jeu sur le grand échiquier du cinéma international. Tout au long de l’été, dans Le Devoir, certains d’entre eux évoquent cette ville sous le prisme de leur profession. Dernière rencontre de la série avec le réalisateur, scénariste et directeur photo André Turpin, pour qui Montréal et ses banlieues sont un grand terrain de jeu.
L’affirmation avait de quoi surprendre pour qui connaît certains films d’André Turpin, ceux qu’il a réalisés (Zigrail, Un crabe dans la tête) ou ceux dont il a signé les images (Un 32 août sur terre, Maelström ): «Le Plateau MontRoyal, je ne suis plus capable!»
Il est vrai que le quartier a radicalement changé depuis ses études en cinéma à l’Université Concordia dans les années 1980, époque où il y habitait et tournait souvent dans son logement ou ceux de ses camarades de classe. « Ça correspond à une période de ma vie», affirme le fidèle directeur photo de Xavier Dolan (Tom à la ferme, Mommy, Juste la fin du monde). «Ces appartements ne sont pas laids, précise André Turpin, j’aime leurs belles moulures et leurs hauts plafonds, mais ça ne m’inspire plus.»
Originaire de l’Outaouais, il ne connaissait pas beaucoup la métropole au moment de son arrivée, mais il l’a vite ratissée de long en large, grâce à ses amis cinéastes, ceux du film à
sketchs Cosmos (1996), dont il a réalisé un des segments (Jules et Fanny), ou Because Why (1993), d’Arto Paragamian, qui trouvait une certaine poésie au boulevard Décarie.
Ces pérégrinations, grâce aussi au monde du vidéoclip, et plus tard de la publicité, ont aiguisé son regard, plus critique, face à la métropole comme lieu de tournage. «Je trouve l’architecture de Montréal très bigarrée, avec toutes ces époques mal agencées — souvent dans une même rue! Il faut constamment exclure la pollution visuelle, changer le découpage technique, et intervenir de plus en plus souvent en postproduction pour effacer des choses.»
Ville imaginaire et banlieue anonyme
Le constat, sévère, ne l’empêche pas de continuer à quadriller la ville pour fabriquer des images… de moins en moins montréalaises, particulièrement avec Endorphine (2015), qui marquait son retour comme cinéaste. « Je suis davantage en recherche architecturale, précise-t-il, et pas seulement pour ancrer la ville dans un film. Endorphine, ça peut se passer n’importe où en Amérique du Nord, tout en étant un lieu en marge du temps. Je me suis inspiré à la fois du peintre surréaliste italien Giorgio de Chirico et de l’architecture industrielle des années 1960-1970. » D’où cette impression que Montréal apparaît à la fois étrange et familière, du moins pour ceux qui connaissent le secteur, imposant et austère, de la rue Chabanel. «Je ne voulais surtout pas qu’on voie le pont JacquesCartier », résume le cinéaste sur un ton sans équivoque.
Ce pont, il l’a emprunté à plusieurs reprises, surtout depuis qu’il travaille en collaboration avec Xavier Dolan, urbain dans la vie, souvent banlieusard dans ses films. Encore là, André Turpin ne fait pas de mystère autour de ses goûts personnels. «Quand je suis en repérage avec Xavier, les bras me tombent souvent: on tourne ici? Parfois, c’est petit, c’est laid, mais il réussit à trouver de la beauté et de la poésie à travers tout ça. Lui, il adore les matantes trop maquillées; moi, avec mes réflexes d’esthète, ça me décourage un peu. Mais j’aime travailler avec lui, parce qu’il m’amène ailleurs.» Même si c’est parfois dans les stationnements de centres commerciaux ou sur les grands boulevards Taschereau de ce monde.
Quand on se compare…
Pour les besoins du dernier film de Xavier Dolan dont la sortie est prévue pour 2018, The Death and Life of John A. Donovan, André Turpin a pu mener une vie de nomade, tournant bien sûr à Montréal, mais aussi à New York, à Prague et à Londres. Une belle occasion pour lui de comparer les villes, et leur hospitalité face au cinéma. « Prague, c’est comme l’Italie [là où il a tourné quelques scènes de Zigrail en 1995, son premier long métrage de fiction], peu importe où tu pointes ta caméra, c’est beau! En plus, c’est très accessible, ils sont ouverts aux tournages étrangers.»
Par contre, son séjour à Londres, il le résume simplement : «L’enfer! » La capitale britannique semble avoir développé une certaine allergie au septième art. «Comme le trafic est épouvantable, il est impossible de tourner dans deux endroits différents le même jour. Pour positionner des grues d’éclairage dans une rue, ça prend toutes sortes de permis, c’est très complexe. Leur histoire du cinéma est beaucoup plus longue que la nôtre, et on sent que les citoyens commencent à résister.» Un peu comme ceux vivant dans le Vieux-Montréal ? «Le cinéma américain a brûlé le Vieux-Montréal, concède André Turpin. J’ai entendu des histoires horribles de tournages où l’on tirait du fusil et de la mitraillette toute la nuit, ou des explosions qui cassaient toutes les fenêtres d’une bâtisse. »
Et même si d’autres lieux de tournage sont «peu à peu inaccessibles à cause des Américains », il fait encore bon tourner à Montréal selon André Turpin. Du moins si on le sort, au plus vite, du Plateau Mont-Royal.