Le Devoir

Pourquoi j’adore Jeff Fillion

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Jeudi, je crois, j’ai écouté Jeff Fillion. On m’avait dit : «Écoute-le donc, il réussit à vomir des bêtises à propos de Réjean Ducharme. » Je vais vous faire un aveu : chaque fois que je l’écoute, il me fait rire, ce Fillion. J’ai l’impression, à l’écouter, de m’offrir un retour dans le temps. Nous voici, par la magie des ondes, au beau milieu des années 1950, en compagnie de gens qui voient des communiste­s partout, qui s’imaginent la société coupée en deux à cause d’eux, et qui conçoivent en conséquenc­e tout en noir et blanc. La publicité de l’émission de Fillion indique en quelque sorte le haut niveau de sérieux de tout cela: «Fillion le midi, toujours là pour vous détendre.»

Dans ce registre, Jeff Fillion est absolument fameux, même si on sent de plus en plus que ses meilleures années sont derrière lui et qu’il force désormais la note pour faire croire qu’il reste dans le ton.

Il me fait un peu penser au frère de Léolo, dans ce film inspiré de l’oeuvre de Réjean Ducharme. Le cinéaste Jean-Claude Lauzon y proposait un portrait du frère du petit Léolo en adepte du culturisme. Ce garçon apparaît si musclé qu’il semble dominer un monde écrasé autour de lui. Mais ce n’est qu’une façade. À la première vexation, il s’écrase. Lauzon montre de la sorte qu’on ne devient guère plus fort seul, en se murant dans un château d’apparences.

L’oeuvre de Ducharme est inconnue à Filion? Voici donc notre brave qui fond sur place et se sent agressé, au point de se planquer derrière «un sondage» improvisé qui lui indique que, tout comme lui, ses fidèles ne connaissen­t pas Ducharme. En d’autres termes, il se regarde dans un miroir pour se rassurer de l’image qu’il se fait du monde.

«Ducharme, c’est peut-être un génie, j’dis pas, mais moé, ça m’intéresse pas, alors, faites-moé pas chier avec ça», dit et répète celui à qui on n’a pourtant rien demandé.

Il ne l’a pas lu, mais la vie de l’écrivain « était tellement bizarre», souligne-t-il. Tellement qu’on pourrait bien se retrouver, plaide-t-il, devant un autre délinquant sexuel, une sorte de Claude Jutra ou de Roman Polanski…

D’ailleurs, pourquoi parler de Réjean Ducharme quand Jerry Lewis vient de mourir, demande-t-il? Le premier ministre du Québec devrait tout simplement s’empresser d’évoquer la grandeur de Jerry Lewis. Tout en nous chantant un petit air de Dean Martin?

Ce n’est pas tout de connaître Ducharme, insiste Fillion. Quand il était petit, tient à nous expliquer ce comédien du quotidien, notre Jean-François Fillion écoutait Elvis, Led Zeppelin et d’autres artistes américains. Comprenez, dit-il, que la culture sécrétée par sa société ne l’intéressai­t absolument pas. Est-ce à dire qu’il est sans culture? Mais non. Il pourrait d’ailleurs, poursuit-il, nous parler de ces musiciens pendant des heures. À quand un spécial Led Zeppelin? Cela pourrait être intéressan­t. Jeff pourrait nous parler d’Immigrant Song ou de Dazed and Confused. Entre tout ce dont il pourrait parler sérieuseme­nt, pourquoi d’ailleurs choisit-il toujours de nous parler d’un sujet qui manque de sérieux, c’est-à-dire de lui?

Qu’on ne s’y trompe pas, tient-il à préciser: «Il ne faut pas mélanger culture et connaissan­ces.» J’ai bien écouté. C’est fou ce qu’on apprend des choses en écoutant Jeff. Reste à savoir si c’est au chapitre de la culture ou des connaissan­ces que je gagne quelque chose en l’écoutant. Ce n’est pas bien clair.

À son émission, l’auditeur assiste à quelque chose qui tient constammen­t de la séance de thérapie. «Je ne suis pas Québécois», nous dit Fillion. Chez lui, les problèmes existentie­ls à la Elvis Gratton sont en apparence réglés en une simple pirouette pourtant tout aussi édifiante que les sorties abracadabr­antes du premier. «Je suis Nord-Américain», conclut Fillion au détour d’une tentative d’autodéfini­tion.

Il ya à l’évidence une dissociati­on continuell­e entre sa condition réelle et ce qu’il souhaitera­it être. Il est en ce sens on ne peut plus Québécois. Il me semble en effet qu’il illustre à merveille cette figure du Québécois miné par un profond sentiment d’infériorit­é. Chez Jeff Fillion, on nage en effet à grandes brassées dans les eaux froides d’un vieux complexe. La crainte l’avale. Tout l’avale. Alors, il ne trouve qu’à parler de lui, à nous parler de ses lubies. Parle-t-il de la gauche, du gouverneme­nt, de l’État ou d’un écrivain, il ne trouve toujours qu’à effleurer le sujet pour vite tout ramener à la seule profondeur de son nombril.

On atteint ici un sommet de l’aliénation psychologi­que et politique. Et c’est bien pourquoi j’adore Jeff Fillion. La dissociati­on entre son milieu, sa condition et celle des siens, est perçue comme allant de soi. L’altération de l’identité apparaît comme une norme à atteindre. Devant son petit micro, il se croit constammen­t au coeur d’un gros ouragan alors qu’il ne brasse tout au plus que des tempêtes dans un verre d’eau. On dirait un enfant qui s’ennuie de sa maman et qui s’agite pour tromper son ennui, prisonnier d’un corps de discours qu’il contrôle mal et où tous les sujets se confondent continuell­ement.

Jeff Fillion, c’est bien l’autre frère culturiste de Léolo, tout aussi terrorisé et mal assuré de son existence maigrelett­e, au point de devoir se construire un personnage qu’il s’efforce de regonfler sans cesse un peu, au risque d’en voir éclater toujours davantage le ridicule.

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