Le Devoir

L’innu, par la bouche des enfants

- MARIE-MICHÈLE SIOUI

Devant les yeux, des dessins aux crayons de couleur, aux contours foncés, remplis d’une teinte plus pâle. Un lac, un canot, des conifères et des amis qui ressemblen­t, peut-être, à l’enfant aux yeux et aux cheveux de jais qui suit l’histoire.

Dans les oreilles, la voix de Virginie Michel, qui récite doucement les longs mots en innu qui forment le récit.

Sur la page Facebook Innu mashinaika­nnissa, un peu plus de 200 personnes suivent les contes que l’Innue a décidé d’animer, pour ranimer sa langue.

«Nos professeur­s manquent de matériel pédagogiqu­e. J’en ai demandé, demandé et, à un moment donné, je me suis dit: “Virginie, tu as Internet, tu vas t’asseoir et tu vas apprendre comment ça marche, l’infographi­e et tout!”», raconte la femme de 46 ans.

Virginie Michel, aujourd’hui élue du conseil de bande d’Uashat-Maliotenam, a trouvé des livres d’histoire pour enfants. Elle a regroupé les textes et les images, leur a ajouté sa voix et les a transformé­es en courtes vidéos, qu’elle partage sur les réseaux sociaux.

Interagir en innu

Derrière son projet, il y a une conviction: celle que la langue que les siens «intègrent» est celle qu’ils utilisent pour interagir. Autour d’elle, elle souhaite voir des enfants échanger en innu. Comme c’était le cas il n’y a pas si longtemps. «La majorité de nos enfants commencent à s’exprimer en français. Ils comprennen­t l’innu, mais ne [l’utilisent pas] », remarque-t-elle.

«À l’époque, quand j’avais 20 ans, je ne me demandais pas si l’individu auquel je m’adressais me comprenait ou pas. Aujourd’hui, tu parles avec les ados et tu te poses automatiqu­ement la question: est-ce qu’ils me comprennen­t ou pas? On est au bord du précipice», explique-t-elle, inquiète.

Les dernières données du recensemen­t de 2016 en font état : «le nombre de personnes qui parlent une langue autochtone à la maison (228 770 personnes) est supérieur au nombre de personnes qui ont une langue maternelle autochtone (213 230 personnes) », a noté l’organisme statistiqu­e fédéral. «Cette différence, particuliè­rement marquée chez les personnes âgées de 0 à 14 ans, témoigne de l’acquisitio­n croissante d’une langue autochtone comme langue seconde.»

Selon Virginie Michel, la perte de la langue innue s’accompagne de la perte des traditions, et vice versa. «Quand tu comprends la langue, tu te rends compte qu’une bonne partie de celle-ci est liée à la nature. Mais si tu ne vis pas dans

la nature, l’utilisatio­n de ces mots-là ne se fait plus, parce que tu côtoies une autre réalité», observe-t-elle. «La richesse de notre langue, qui remonte à des millénaire­s, se perd aussi en raison de la sédentarit­é. »

Quand elle ouvre le dictionnai­re, Virginie Michel constate que son peuple n’utilise qu’une infime partie du vocabulair­e qui est à sa dispositio­n. «[La langue] se meurt. Ça m’a fait mal de me rendre compte de ça », se désole-t-elle.

Ô Kanata

Mais la femme innue ne se décourage pas. Avant les vidéos, elle a créé des affiches sur lesquelles les parties du corps humain ou les animaux étaient présentés en innu. Elle a aussi créé, avec le studio ambulant Wapikoni mobile, sa propre version de l’hymne national canadien. Son Ô Kanata est un manifeste, un chant qui rassemble les valeurs communes des autochtone­s du pays.

«À la fin du film, j’ai demandé qu’on reconnaiss­e les langues autochtone­s comme langues officielle­s. Je sais que c’est utopique de penser que 50 langues vont être reconnues! Mais j’aimerais qu’elles aient un statut particulie­r, demande-telle. Parce qu’on se fait écraser.»

Au téléphone, sa voix se brise. «Nos langues ont été… Je vais pleurer… Nos langues ont été mises dans des tiroirs, malmenées, insultées, humiliées », lance-t-elle.

Adolescent­e, Virginie Michel était gênée de s’exprimer en français devant les «Blancs» qu’elle côtoyait à l’école, en raison de son accent. « Mon père m’a dit : “ma fille, dis-toi bien que tu maîtrises non seulement leur langue, mais aussi la tienne. Tu ne dois pas avoir honte. Tu dois être fière de ta langue et tu dois continuer à t’exprimer” », raconte-t-elle.

Des années plus tard, elle a défendu le droit de ses enfants de s’exprimer en innu dans l’école de Sept-Îles qu’ils fréquentai­ent, et où la direction voulait les bâillonner. «J’ai dit: “c’est bien dommage, mais en ce qui me concerne, jamais, jamais — c’est plate à dire —, mais jamais je ne vous autorisera­i à dire à mon enfant qu’il n’a pas le droit de parler sa langue”. »

Le mot préféré de Virginie Michel, en innu, est minuatikus­hun. «Le mot renvoie à la paix, à la sérénité, à la grâce de Dieu, à un sentiment de plénitude », explique-t-elle. Il renvoie à ce sentiment que l’Innue trouvera quand les enfants, autour d’elle, recommence­ront à jouer dans leur langue.

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JOHANNE PILOT Virginie Michel a regroupé des textes et des images de livres pour enfants en innu. Elle leur a ajouté sa voix et les a transformé­s en courtes vidéos, qu’elle partage sur les réseaux sociaux.

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