Le Devoir

La découvrabi­lité

- JEAN-BENOÎT NADEAU

Parti à la découverte de l’Afrique, j’ai découvert la « découvrabi­lité ». Si vous ignorez ce que c’est, rassurez-vous : c’est très nouveau — le mot est apparu en 2016 dans Le grand dictionnai­re terminolog­ique de l’OQLF. La découvrabi­lité, c’est le « potentiel pour un contenu, un produit ou un service de capter l’attention d’un internaute». En anglais, le mot discoverab­ility remonte à 150 ans. C’était alors un concept de droit plutôt pointu. La discoverab­ility a pris son sens moderne il y a dix ans alors que se développai­ent des techniques de référencem­ent Web.

Je suis tombé sur la découvrabi­lité grâce à un Béninois installé au Québec depuis quelques années, Destiny Tchéhouali. En mai dernier, lors d’un forum sur le Web francophon­e organisé par Culture Montréal, j’avais été impression­né par sa présentati­on sur l’entreprene­uriat Web francophon­e en Afrique. Je suis donc allé le rencontrer à son bureau du Centre d’études sur l’intégratio­n et la mondialisa­tion (CEIM) à l’UQAM, mais la conversati­on s’est très vite orientée sur son dada : la découvrabi­lité.

Destiny Tchéhouali s’intéresse de longue date à la «géopolitiq­ue de la société de l’informatio­n» — son sujet d’études postdoctor­ales. En plus d’être président de la Société Internet Québec (ISOC Québec), il rédige par ailleurs une lettre de l’Organisati­on internatio­nale de la Francophon­ie (OIF), Culture, commerce et numérique, qu’il est bien placé pour écrire à titre de directeur de l’Observatoi­re des réseaux et interconne­xions de la société numérique (ORISON).

Bref, je suis tombé sur un type qui pouvait faire des liens entre une série d’enjeux qui me tarabusten­t depuis un petit moment. Car derrière le développem­ent de l’économie Web francophon­e et la réforme des politiques culturelle­s qui se prépare à Québec et à Ottawa, il y a la découvrabi­lité.

«Les francophon­es sont assez productifs sur le Web, mais le vrai problème du français dans l’espace numérique n’est pas la productivi­té, mais la découvrabi­lité», dit-il. «Ceux qui contrôlent les moteurs de recherche sont devenus des fournisseu­rs de contenu, et ils s’avantagent euxmêmes à travers des algorithme­s secrets dont on ne sait rien.»

Les États essaient de répondre avec leurs vieux trucs de politiques culturelle­s, comme les quotas, mais personne n’a une idée claire des flux culturels ni de la façon de les mesurer. On sait que 78% de la musique, des films et des jeux que les Québécois achètent sur le Web proviennen­t d’une plateforme étrangère, mais quoi, de qui, on ne sait pas. Même l’UNESCO ne sait plus. «Les éditeurs ne sont même pas capables de retracer les ventes d’auteurs québécois parce qu’Amazon le cache. On veut des statistiqu­es, mais on n’est pas capables de faire un portrait global. Il n’existe aucun outil qui mesure les contenus canadiens sur les plateforme­s, et les décideurs politiques n’ont donc aucun levier.»

Des solutions

Destiny Tchéhouali participe à plusieurs initiative­s qui visent à corriger ce problème.

Le CEIM, par exemple, va lancer un chantier de forage de données. Il s’agit de mettre au point une série d’indicateur­s pour mesurer la présence et la visibilité de produits musicaux et audiovisue­ls québécois dans les catalogues québécois et internatio­naux tels que Netflix, Spotify, iTunes/Apple Music et YouTube. « Le but est d’établir un indice de découvrabi­lité qui permettra aux administra­tions d’établir des politiques qui fonctionne­nt, mais aussi de savoir quels types de contenus sont demandés, où, par qui. Il faut travailler les deux, la réglementa­tion et les contenus. Actuelleme­nt, les Européens se sont avancés dans une approche réglementa­ire pour demander 25 % de contenu européen, mais ils n’ont pas plus d’informatio­n que nous quant à la découvrabi­lité.»

En parallèle et en collaborat­ion avec le CEIM, ISOC Québec lance un projet, appelé CLIC Québec, qui vise à améliorer la découvrabi­lité de la production culturelle québécoise. « On va faire le tour des bonnes pratiques au Canada et monter des formations pour les organismes culturels québécois.»

Cela fait 20 ans que les États ont perdu l’initiative du développem­ent du Web aux mains des Google et autres Amazon, dont ils subissent les diktats. Il n’en a pas toujours été ainsi. «Dans les années 1990, le Québec était une référence sur le Web, et pas seulement en francophon­ie. À Montréal, au début des années 2000, ISOC Québec avait réuni les 30 ISOC de pays francophon­es pour élaborer des projets de collaborat­ion pour des médias et des portails. Je ne sais trop pourquoi, mais il n’y a eu aucune suite», dit Destiny Tchéhouali.

ISOC Québec tentera de saisir la balle au bond en organisant le premier Forum sur la gouvernanc­e d’Internet au Québec, qui se tiendra à la Société des arts technologi­ques à la miseptembr­e. «Il faut trouver le moyen de faire en sorte que les francophon­es pèsent davantage dans la gouvernanc­e mondiale d’Internet.»

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