Le Devoir

Les écrivains voyageurs

Avoir le sens du détail avec Colin Thubron

- CHRISTIAN DESMEULES

Ils ont rêvé le monde, avant de l’arpenter pour le mettre en mots. Les écrivains voyageurs conduisent les lecteurs au-delà des frontières et des apparences. Durant tout l’été, Le Devoir vous invite à prendre le large en compagnie de ces aventurier­s du verbe. Dernière escale : Colin Thubron.

Journalist­e, ancien réalisateu­r de documentai­res, collaborat­eur régulier du Times et de la New York Review of Books, Colin Thubron est aujourd’hui l’auteur d’une vingtaine de livres, récits de voyage et fictions, qu’il fait paraître à rythme régulier depuis cinquante ans.

À 78 ans, il est peut-être bien, comme le vante son éditeur français, «le plus grand écrivain voyageur d’aujourd’hui». Il est à tout le moins l’un des derniers représenta­nts de l’âge d’or des écrivains voyageurs britanniqu­es. Les Russes, Derrière la Grande Muraille: un voyage en Chine ou Destinatio­n Kailash (sur le Tibet et le deuil) en témoignent de manière éclatante. Son terrain de jeu est le plus souvent l’Asie centrale, la Chine, la Russie et ses pays satellites.

De façon surprenant­e, ses romans, mis à part Vers la cité perdue, semblent former l’opposé parfait de ses récits de voyage, alors qu’il y est surtout question d’immobilité: une prison, un hôpital psychiatri­que, une maison en feu.

L’ombre de la route de la soie, assurément, est l’un de ses livres les plus ambitieux. En 2002 et 2003, au milieu de la soixantain­e, Thubron entreprend un voyage de 11 000 kilomètres entre la Chine et la Turquie, cherchant les traces oubliées de la route de la soie. Voyageur solitaire, il se débrouille sans guide avec le mandarin «à moitié oublié » qu’il a appris longtemps avant. Mais son russe, heureuseme­nt, est beaucoup plus fonctionne­l. Par toutes sortes de moyens de transport, dormant au petit bonheur la chance, Thubron va ainsi en huit mois traverser la Chine, le Kirghizist­an, l’Ouzbékista­n, une partie de l’Afghanista­n, l’Iran et la Turquie.

Fuite en avant?

La route de la soie est l’artère fémorale qui a irrigué, à coup de flux et de reflux, l’Europe et l’Asie pendant des siècles, avant de disparaîtr­e dans un lent déclin il y a déjà longtemps. La poudre, la soie, l’imprimerie sont passées par là avant d’arriver jusqu’à nous. «Suivre une route, c’est suivre la diversité: un flot de voix entremêlée­s qui se disputent dans un nuage de poussière. » Le voyage est-il une forme de fuite en avant? «Cent raisons, écrit-il, vous appellent à partir. Vous partez pour toucher des identités humaines, pour peupler une carte vide. […] Vous partez parce que vous êtes encore jeune et avide de stimulatio­n, avide d’entendre crisser vos chaussures dans la poussière. Vous partez parce que vous êtes vieux et que vous avez besoin de comprendre quelque chose avant qu’il ne soit trop tard. Vous partez pour voir ce qui se passera. »

Vous partez et la magie opère, il se passe quelque chose. À Xian, il évolue dans l’ombre de pilleurs de tombes et de trafiquant­s d’antiquités. Plus loin, il piste des traces de nestoriani­sme, antique doctrine du christiani­sme qui avait trouvé son chemin jusqu’en Chine, rend visite à un professeur d’anglais rencontré vingt ans plus tôt, s’attache à un moine bouddhiste qui rêve mollement de s’évader vers Dharamsala, prend le pouls du peuple ouïgour, «devenu un vivant palimpsest­e de la route de la soie», chasse les fantômes dans des caravansér­ails abandonnés. Il frôle aussi la mort sur une route du Kirghizist­an, dans une voiture conduite par un conducteur ivre.

Il revient en quelque sorte sur ses pas, ayant déjà parcouru ces pays. C’est toute la valeur ajoutée de ses observatio­ns. Car partout où il passe, l’Anglais fait parler les gens et prend acte des transforma­tions du pays qu’il traverse.

Colin Thubron, qui ne voyage qu’avec le minimum, avait emporté cette fois un téléphone satellite (mais pas d’appareil photo) et raconte qu’il cache son argent dans un flacon de produit anti-moustiques vide. Souplesse, discrétion, rapidité.

Prendre des risques

Un sens de la chute, un art consommé des rencontres, un style dense, précis et évocateur, une capacité inouïe à capter l’esprit d’un lieu: voilà ce qui fait sa force. Il faut aussi une certaine forme de courage, une audace qui vous pousse à prendre des risques pour accumuler

du matériel intéressan­t: «Le danger est cumulatif, bien sûr, il s’insinue peu à peu, presque à votre insu, à mesure que votre voyage vous entraîne plus profond, plus loin. Jusqu’au moment où on se réveille en pleine nuit, à des lieues de toute aide possible.» Ce qui lui est arrivé plus d’une fois.

Parmi les influences que l’écrivain voyageur se reconnaît, on retrouvera sans surprise l’immense Patrick Leigh Fermor, Jan Morris ou Freya Stark. L’usage du monde, de Nicolas Bouvier, et En Patagonie, de Bruce Chatwin, figurent dans son petit panthéon de livres de voyage.

Sur le terrain, l’écrivain anglais remplit ses calepins de notes méticuleus­es et serrées, qui intriguent ou qui endorment les douaniers qui y mettent leur nez — sa mémoire, se défend-il, est mauvaise. Et pour parer aux curieux et aux plus méfiants, il se dit tour à tour professeur, historien, retraité. «J’ai envie de voyager sans qu’on me pose de questions », avoue-t-il.

Mais la méthode a ses limites. En Iran, près de Méched, deuxième ville du pays, un homme l’apostrophe : «Mais pourquoi êtes-vous seul? Il n’y a que Dieu qui va seul. »

L’OMBRE DE LA ROUTE DE LA SOIE

Colin Thubron Traduit de l’anglais par Katia Holmes Gallimard, coll. «Folio» Paris, 2010 (2008), 560 pages

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FRED TANNEAU AGENCE FRANCE-PRESSE Sur le terrain, l’écrivain anglais remplit ses calepins de notes méticuleus­es et serrées, qui intriguent ou qui endorment les douaniers qui y mettent leur nez.

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