Main basse sur l’école
Une fois de plus, les porte-voix de l’entreprise privée manifestent leur intention de faire main basse sur l’école dans le but de la réduire à n’être qu’une manufacture de maind’oeuvre. Quelques apparatchiks du néolibéralisme ont en effet exprimé le fond de leur pensée dans un article récent publié dans Le Devoir (30 août) et Le Quotidien. Ils veulent le bien de l’élève et… ils l’auront, à moins que les forces progressistes ne leur opposent un vigoureux No pasarán parce que le bien de l’élève dont il est ici question, c’est une main-d’oeuvre immédiatement productive et «flexible», c’est-à-dire «éjectable après usage », selon les besoins du profit.
Sous le titre trompeur de La réussite des élèves comme projet de société, ces gens font un amalgame irresponsable comme si l’achèvement suprême de la réussite scolaire était de mettre sur le marché du travail une maind’oeuvre immédiatement opérationnelle et compétitive. On connaît la rengaine. Eux disent que la conjoncture actuelle commande plus que jamais de resserrer les liens école-entreprise, alors que moi, je dis qu’au contraire, il faut les relâcher.
Je vais donc tenter de résumer ici l’essentiel de ma thèse qui soutient que, dans l’ère de l‘impermanence dans laquelle nous entrons par l’effet combiné de la globalisation des économies et des développements fulgurants des technologies de production, l’intérêt de l’élève commande au contraire le relâchement des liens école-entreprise. Plus ça va, plus la durée de vie utile d’une formation professionnelle et technique initiale est courte dans la plupart des domaines. Le temps des garanties d’emploi de toutes sortes est révolu. Les jeunes d’aujourd’hui sont prévenus qu’ils devront revenir fréquemment sur les bancs de l’école, qu’ils auront souvent à se recycler, à procéder à des mises à niveau, voire à se reconvertir. Ils auront à faire face à d’imprévisibles et sauvages «délocalisations», un euphémisme du jargon néolibéral pour camoufler le drame que peuvent représenter les fermetures d’entreprises et les brutales pertes d’emplois.
Prototypes 2.0
Parallèlement, comme les entreprises ne peuvent plus promettre fidélité et loyauté à leurs employés, les jeunes ne veulent plus être en reste et s’investissent de moins en moins dans les formes actuelles du travail salarié. Les plus audacieux et les plus visionnaires d’entre eux sont en train de remplacer l’alternance école-travail par l’alternance école-voyages ! For the times, they are a changin… chantait déjà Dylan en 1964. On assiste ainsi à l’émergence de nouveaux modèles d’organisation de vie, c’est pourquoi je les appelle familièrement mes Prototypes 2.0.
On n’en finit plus de citer les études fiables qui prévoient des bouleversements gigantesques dans le marché du travail et dans la signification existentielle de travail humain salarié. Ainsi, mes interlocuteurs citent eux-mêmes l’Institute for the Future, de Palo Alto, qui estime que 85% des emplois de 2030 n’existent même pas encore aujourd’hui. Par ailleurs le Centre de recherche du Forum mondial de Davos prévoit que les 15 premières économies du monde occupant 65% de la main-d’oeuvre mondiale verront disparaître 7,1 millions d’emplois d’ici 2021, principalement à cause de l’automatisation et de la robotisation. Cette perte brute ne sera compensée qu’en partie par la création de nouveaux emplois, soit 2,1 millions, pour une perte nette de 5 millions d’emplois.
Enfin dans une étude récente (2013), The Future of Employment, C.B. Frey et M.A. Osborne, de l’Université Oxford, établissent à la suite de calculs complexes que 47% des emplois actuels dans tous les secteurs pourront être confiés à des ordinateurs intelligents d’ici 10 à 20 ans… Jusqu’à tout récemment, par exemple, les centres d’appels étaient considérés comme l’eldorado en matière de création d’emplois. Or Frey et Osborne ont établi de façon concluante que 60 à 80 % de ces emplois allaient disparaître bientôt en raison des progrès récents en matière de synthèse et de reconnaissance électronique de la voix humaine.
Nouveau partage des responsabilités
À quoi sert donc maintenant de tout exiger de l’école en matière de formation professionnelle initiale? À quoi sert donc maintenant de resserrer les liens entre l’école et l’entreprise dans un contexte aussi imprévisible et évanescent en matière de qualifications requises ? Uniquement à faire former par l’école et à coût nul une main-d’oeuvre rentable à court terme, mais qui sera aussi de ce fait captive, rapidement obsolète, difficilement recyclable et encore plus difficilement reconvertible. Il est fini le temps où l’école pouvait satisfaire convenablement à moyen et à long termes aussi bien les besoins de l’élève que les besoins de l’entreprise. En matière de formation professionnelle initiale, elle entrera de plus en plus en conflits d’intérêts. Conséquemment, le plus sale tour que l’école peut jouer aux jeunes d’aujourd’hui à ce niveau est de se soumettre aux diktats de l’entreprise et de les enfermer dans une formation pointue qui risque de tomber en désuétude rapidement, ce qui est pourtant ce que l’entreprise demande de manière incessante.
Le temps est donc venu pour l’école d’exiger de l’entreprise un nouveau partage des responsabilités et des coûts en matière de FPT (formation professionnelle et technique). Dans cette perspective, l’école laisserait à l’entreprise le soin de la formation professionnelle pointue à des métiers en particulier et s’en tiendrait à la formation à des champs de métiers, assurant ainsi ce que j’appelle une formation professionnelle fondamentale (FPTF). Cette formation devrait aussi comporter de solides éléments de formation et de culture générales parce qu’elle serait la base de toutes les reconversions et de tous les recyclages auxquels les gens auront à faire face. L’entreprise, quant à elle, verrait à parachever la FPTF donnée par l’école en un how-to-do-it spécifique conformément à ses besoins immédiats de qualification pour assurer sa rentabilité et faire face à la concurrence, le tout à ses dépens puisque ce type de formation à pertinence limitée, lui serait beaucoup plus utile qu’à l’élève.
Utopie que tout cela? Peut-être au Québec, mais pas partout sur la planète. Ce que je propose, c’est à peu de chose près et en version Québec, le système dual allemand qui dure depuis plus de trente ans et qui a essaimé en Autriche, en Suisse, au Danemark, des pays dont l’économie va diablement bien.