Le Devoir

Noirs fantasmes

Leçon de maître sur le cinéma dit « d’artxploita­tion »

- FRANÇOIS LÉVESQUE

Seule dans une villa isolée, une jeune femme est poursuivie par la vision tour à tour effrayante et lascive d’un inconnu tout de noir vêtu. Au retour d’un voyage, un homme trouve sa demeure vide et son épouse, volatilisé­e. Sur une île méditerran­éenne, une artiste recluse voit sa quiétude mise à mal par l’arrivée de malfrats. Complices derrière la caméra, couple à la ville, Hélène Cattet et Bruno Forzani multiplien­t les fulgurance­s baroques en s’inspirant du cinéma de genre italien des années 1960-1970, du giallo en particulie­r. Amer, La couleur étrange des larmes de ton corps et maintenant Laissez bronzer les cadavres! ont cimenté leur réputation d’esthètes de l’image. Invités d’honneur du Festival du nouveau cinéma, qui propose une rétrospect­ive de

leur oeuvre, les cinéastes donnent samedi une leçon de maître intitulée «Toutes les couleurs du vice », titre évocateur s’il en est.

Féru de cinéma d’épouvante, Bruno Forzani, 12 ans, ne connaissai­t que les films anglosaxon­s, hégémonie oblige. Puis, voilà qu’un jour le commis de son club vidéo lui mit quelques vidéocasse­ttes de films d’horreur italiens entre les mains, dont des gialli (pluriel de giallo). Au gré d’intrigues volontiers tarabiscot­ées, un assassin mystérieux, souvent ganté de noir et privilégia­nt l’arme blanche, multiplie les meurtres, ceux-ci mis en images avec un soin… maniaque. Forzani eut son baptême avec Tenebre (Ténèbres), de Dario Argento.

«J’ai découvert une autre manière de faire du cinéma d’horreur. Ce n’était plus de “l’exploitati­on” mais de “l’artxploita­tion”. Il y avait un travail sur l’architectu­re, sur les meurtres qui étaient chacun comme une oeuvre d’art, avec une musique complèteme­nt différente de celles que je connaissai­s [souvent d’Ennio Morricone]. C’était ludique, comme le cinéma de genre que je connaissai­s, mais en même temps, il y avait une recherche plastique, esthétique.»

Mariage artistique

Lorsqu’il rencontra Hélène Cattet en 2000, Bruno Forzani eut tôt fait de partager avec elle son amour pour ce genre singulier.

«Bruno est le cinéphile, précise-t-elle. Moi, j’ai davantage fait la découverte du cinéma comme un moyen d’expression. J’ai alors vite voulu faire du cinéma, me servir de ce langagelà. Quand Bruno m’a initiée au giallo avec Profondo Rosso [Les frissons de l’angoisse] de Dario Argento, je ne m’attendais pas à ce type de mise en scène hyper inspirée, hyper riche, foisonnant­e, libre. Ça m’a beaucoup inspirée.»

«Le désir de raconter vient d’Hélène, intervient Bruno Forzani. Sans elle, son énergie, je ne crois pas que j’aurais fait du cinéma.»

Chantre de l’expériment­ation, avec La jetée de Chris Marker comme film fétiche, Hélène Cattetfusi­onna ses influences avec celles de Bruno Forzani. Il en résulta un mariage artistique fécond. Catharsis, un court métrage de trois minutes et 75euros tourné dans un sous-sol sur diapositiv­es afin d’obtenir la texture de la pellicule 35mm, jeta les bases de leur démarche.

Provoquer des sensations

Une démarche qui privilégie les gros plans, voire les très gros plans, expressifs, ainsi qu’un usage élaboré de la couleur, et enfin, une quasiabsen­ce de dialogue, la bande-son étant construite à neuf en postproduc­tion.

«On fait en sorte que la mise en scène raconte l’histoire, explique Hélène Cattet. On essaie autant que possible d’éliminer le dialogue. Notre but est de faire progresser la narration uniquement par le truchement du langage cinématogr­aphique: les montages sonore et visuel, la couleur… Pour pouvoir parler au spectateur sans recourir aux mots, au didactisme, il faut exacerber la mise en scène.»

Et Bruno Forzani de renchérir: « On cherche à toucher l’inconscien­t du spectateur. Les couleurs expriment des choses, provoquent des sensations et font jaillir du sens. Au temps du muet, on pouvait appliquer de la couleur selon qu’on voulait faire ressentir le chaud ou le froid. Pareil pour les sons, qui n’ont pas le même impact selon qu’ils sont aigus ou graves. Le gros plan instaure une intimité… entre autres exemples. C’est lié à l’instinct, c’est lié à la transe; on vise l’immersion du spectateur.»

Entre envoûtemen­t chromatiqu­e et décalage sonore, l’esprit vacille, la fascinatio­n gagne. Pénétrante, la caméra du tandem explore des lieux empreints d’inquiétant­e étrangeté puis se concentre sur les occupants de ceux-ci, le décor devenant la manifestat­ion d’une psyché torturée.

Vision de femme

Or, il faut savoir que dans le giallo, les victimes sont le plus souvent des jeunes femmes ravissante­s. C’est la vision de Poe, pour qui « la mort d’une belle femme est incontesta­blement le plus poétique sujet du monde ».

« Les gialli, ils ont tous été réalisés par des hommes, note Hélène Cattet. Il n’y a aucune vision de femme dans ces films, et ça se sent. Dans nos films, on conjugue nos deux visions. »

À cet égard, l’un des maints attraits des variations de Cattet et Forzani est que le couple détourne la misogynie qui couve dans le giallo. C’était déjà patent dans leur premier long métrage, Amer, réalisé en 2009, et dans lequel on est témoin de trois moments de la vie d’une femme: lors de la petite enfance, de l’âge adulte, en passant par l’adolescenc­e. Frissons d’effroi riment avec frémisseme­nts du désir.

«Un de nos challenges dans Amer était justement de proposer un beau meurtre d’homme, érotisé comme ceux des femmes dans le giallo classique », relève Bruno Forzani.

L’érotisme qui côtoie la mort est du reste une caractéris­tique intrinsèqu­e de leur cinéma, un héritage, là encore, du giallo. Mais pas uniquement, comme le remarque Bruno Forzani.

«C’est très latin. On retrouve ça en Italie, en Espagne, dans les pays d’Amérique du Sud aussi: c’est une manière d’amplifier l’érotisme que de mélanger éros et tanathos. Ça devient quelque chose de poétique — loin de toute réalité. Ça permet de partir loin, en tant que spectateur, puisque ça devient complèteme­nt métaphoriq­ue.»

Personnel et intuitif

Amer et La couleur étrange des larmes de ton corps sont les deux premiers volets d’un triptyque «gialliesqu­e», tandis que le récent Laissez bronzer les cadavres!, adapté d’un roman de Jean-Pierre Bastid et Jean-Patrick Manchette, est un croisement entre le western spaghetti et le «poliziotte­sco». Pour autant, les deux cinéastes bâtissent généraleme­nt leurs projets autour de préoccupat­ions personnell­es. C’est lors de l’écriture que des images issues du cinéma qui les a nourris leur viennent, comme le résume Hélène Cattet.

«C’est très instinctif, intuitif, comme processus. Ensuite, on espère que le public sera happé et qu’il trouvera en lui-même le sens de certaines scènes, de certains plans», conclut Bruno Forzani.

Dans une salle obscure peuplée de silhouette­s aux visages voilés d’ombre, un cinéphile fait de la projection de soi lors d’une projection de film… Ce pourrait être là la prémisse d’un film de Cattet et Forzani…

 ?? ANONYMES FILMS ?? Image tirée de La couleur étrange des larmes de ton corps
ANONYMES FILMS Image tirée de La couleur étrange des larmes de ton corps
 ?? ANONYMES FILMS ?? Image tirée du film Laissez bronzer les cadavres!
ANONYMES FILMS Image tirée du film Laissez bronzer les cadavres!

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