Le Devoir

La logique d’affaires l’emporte

TransCanad­a abandonne le projet sous un prétexte fallacieux, disent des experts

- ALEXANDRE SHIELDS

La décision d’abandonner le pipeline Énergie Est a été motivée essentiell­ement par l’inutilité du projet, et non en raison de l’opposition de plus en plus vive à TransCanad­a ou des nouvelles règles imposées pour l’évaluation environnem­entale fédérale. Cette situation ne change d’ailleurs rien au fait que la production de pétrole des sables bitumineux continuera de croître au cours des prochaines années.

«Ce projet de pipeline n’était plus nécessaire, résume Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal. L’abandon du projet n’est pas une victoire du mouvement écologiste. Et ce n’est pas non plus en raison des exigences de l’évaluation environnem­entale de l’Office national de l’énergie, même si c’est ce que dit TransCanad­a.»

Concrèteme­nt, le projet Énergie Est a été développé en prévision d’une croissance de la production des sables bitumineux «trop optimiste» qui n’est tout simplement plus au rendez-vous, explique M. Pineau. En 2014, soit au moment où TransCanad­a a déposé sa demande à l’Office national de l’énergie (ONE), les producteur­s pétroliers entrevoyai­ent une production quotidienn­e de 4,8 millions de barils, à l’horizon 2030. Aujourd’hui, on estime qu’elle atteindra 3,7 millions

de barils. La différence, ce sont précisémen­t les 1,1 million de barils que devait transporte­r chaque jour Énergie Est.

Cette réalité signifie donc que l’abandon d’Énergie Est ne devrait pas provoquer de hausse du transport de pétrole par train, selon M. Pineau. Cet argument a pourtant été au coeur de l’argumentai­re des partisans du projet, présenté pour la première fois à peine un mois après la tragédie de Lac-Mégantic. Même les premiers ministres Justin Trudeau et Philippe Couillard l’ont déjà évoqué en abordant le sujet.

«Les analystes s’entendent aussi pour dire que le prix du pétrole va demeurer trop bas pour justifier un retour des investisse­ments dans les sables bitumineux tels qu’on les avait imaginés il y a de cela quelques années », insiste Pierre-Olivier Pineau.

Production croissante

La production des sables bitumineux, cible des critiques des groupes environnem­entaux, continuera néanmoins de « croître ». En 2030, le Canada devrait ainsi en extraire 475 millions de barils de plus chaque année. Mais les projets de pipelines approuvés ou appuyés par le gouverneme­nt de Justin Trudeau au cours de la dernière année suffiront pour en assurer le transport vers les marchés.

Le projet de pipeline Trans Mountain, vers la côte ouest, fait toutefois face à une contestati­on judiciaire et à une opposition du gouverneme­nt de la Colombie-Britanniqu­e. Mais quoi qu’il advienne, l’industrie pourra très probableme­nt compter sur la constructi­on du réseau Keystone XL, lui aussi de TransCanad­a, selon JeanThomas Bernard, spécialist­e de l’économie des ressources naturelles. «C’est le projet préféré de l’industrie, parce qu’il permet d’avoir accès aux raffinerie­s du sud des États-Unis, mais aussi à un port», explique le professeur au Départemen­t d’économie de l’Université d’Ottawa.

Le gouverneme­nt Trudeau, qui a salué la décision du président américain, Donald Trump, d’approuver le projet Keystone XL, doit être soulagé de l’abandon d’Énergie Est, selon M. Bernard. «Le gouverneme­nt Trudeau avait peu à gagner avec la constructi­on du pipeline Énergie Est, mais il avait beaucoup à perdre, notamment au Québec, où l’opposition était très forte. Donc, on peut dire que l’abandon lui enlève une épine du pied.»

Il faut dire que selon le calendrier de l’évaluation fédérale du projet, tout indique qu’Ottawa aurait dû prendre la décision d’approuver ou non le projet en 2019, en plein coeur de l’année électorale. Même à Québec, la fin d’Énergie Est constitue une bonne nouvelle pour le gouverneme­nt Couillard, selon une source bien au fait du dossier, puisque ce pipeline était devenu le symbole, pour les souveraini­stes, d’un projet imposé au Québec par les pétrolière­s de l’Ouest canadien.

«Nous sommes encore » très loin d’avoir entamé la transition énergétiqu­e Pierre-Olivier Pineau

Trente-trois emplois

Réagissant tour à tour jeudi à l’annonce de TransCanad­a, les ministres libéraux se sont toutefois gardés de saluer la décision de la pétrolière albertaine. «Ça me laisse indifféren­t»,a laissé tomber le ministre des Finances, Carlos Leitão. Il faut dire que ce projet était conçu essentiell­ement pour l’exportatio­n de pétrole des sables bitumineux et de pétrole de schiste américain, et non pour le raffinage au Québec.

Il n’a d’ailleurs jamais été possible de savoir quelle quantité de ce pétrole aurait été raffinée au Québec. Selon les données de TransCanad­a, plus de 80% du pétrole devait être exporté à l’état brut, par bateau, à partir d’un port du NouveauBru­nswick. À terme, le projet de pipeline devait créer 33 emplois permanents au Québec, selon les données de la multinatio­nale albertaine.

Le ministre de l’Environnem­ent David Heurtel a souligné jeudi que la « relation » des citoyens avec les énergies fossiles avait évolué depuis le dépôt initial du projet. «Ce que ça démontre, c’est que nous avons beaucoup évolué dans notre relation au pétrole, mais aussi dans le domaine de la lutte contre les changement­s climatique­s, et la nécessité de passer à d’autres formes d’énergies », a-t-il fait valoir.

Qui plus est, a-t-il insisté, une entreprise qui présente un projet aussi controvers­é « ne peut pas faire fi des lois et des règlements en vigueur dans les provinces». Or, TransCanad­a avait refusé au départ de réaliser une étude d’impact québécoise pour son projet. La Loi sur la qualité de l’environnem­ent prévoit pourtant que tout pipeline de plus de deux kilomètres doit être soumis à une telle procédure. Il aura fallu le dépôt de deux demandes d’injonction­s pour que l’entreprise accepte de le faire. Mais celleci n’était toujours pas terminée.

Transition ?

Le premier ministre Philippe Couillard a réagi très brièvement en affirmant que «le monde est en train de quitter progressiv­ement l’époque du pétrole ».

« Pas du tout », réplique Pierre-Olivier Pineau. «Un pipeline qui ne se fait pas n’a aucune incidence sur la consommati­on mondiale. C’est simplement que le pétrole, au lieu de provenir d’Alberta, va provenir d’ailleurs», rappelle-t-il.

«Les prévisions sur la consommati­on de pétrole indiquent encore une croissance de la demande mondiale. L’effet actuel de la transition énergétiqu­e est complèteme­nt nul.» Il précise aussi qu’en 2016, «les ventes d’essence au Québec ont augmenté de 12% par rapport à 2015. Et en 2017, rien ne permet de penser que ça a diminué par rapport à 2016. Nous sommes encore très loin d’avoir entamé la transition énergétiqu­e ».

Les groupes environnem­entaux, mais aussi les unions municipale­s ont unanimemen­t salué la fin d’Énergie Est. «La réalisatio­n d’Énergie Est aurait rendu à peu près impossible l’atteinte des objectifs de l’Accord de Paris par le Canada en ajoutant l’équivalent des émissions de gaz à effet de serre de sept millions de voitures», a souligné Steven Guilbeault, directeur principal d’Équiterre.

Chargée de cours à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke, Catherine Gauthier est d’ailleurs convaincue que ce pipeline «n’aurait pas passé le “test climat”». Selon elle, cet aspect a joué un «rôle important» dans la mise au rancart d’Énergie Est. À lui seul, ce pipeline devait transporte­r chaque année plus de 400 millions de barils de pétrole, et ce, pendant plusieurs décennies.

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LE DEVOIR Les projets de pipelines approuvés ou appuyés par le gouverneme­nt Trudeau suffiront pour exporter la production croissante des sables bitumineux au cours des prochaines années.

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