Le Devoir

Lettre à une nullipart âgée bis

Pourquoi mettre un enfant au monde, d’ailleurs ?

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Twitter : @cherejoblo

«Les mères consentent. Elles ont été préparées toute leur vie à exercer ce rôle attendu d’elles, celui dans lequel elles » espèrent enfin trouver une reconnaiss­ance sociale. Marilyse Hamelin, Maternité, la face cachée du sexisme «Mères absentes, mères manquées, mères battues et mères battantes, vers une même dérive lente. » Avec la lune qui pleure sur leurs têtes. Pierre Gagnon, Moustache

Chère toi,

Tu ne veux pas d’enfant et je saisis l’ampleur du dilemme qui te ronge. D’un côté, l’horloge biologique, l’amour — peut-être pas pour toujours —, la société qui t’indique la voie royale à emprunter, ton propre besoin de trouver un sens à ta féminité; de l’autre, les iniquités, cette phrase qui revient en boucle sur les réseaux sociaux cette semaine, après quelques attentats, et non des moindres: «Le monde est

fou.» Toutes les raisons sont bonnes pour ne pas mettre un enfant de plus dans ce monde qui n’a rien d’une matrice réconforta­nte.

Aujourd’hui, 6 octobre, je célèbre le 14e anniversai­re de mon B, ce jour dont je n’ai oublié aucun instant. Un film muet tourne dans ma tête depuis. Par un hasard transgénér­ationnel que j’ai renoncé à m’expliquer, c’est également l’anniversai­re de ma mère. Et chaque 6 octobre me replonge dans un état de fierté et de culpabilit­é, celle d’avoir cédé à un instinct mâtiné d’égoïsme et de candeur. J’ai peur pour lui, peur pour l’avenir et peur de l’abandonner en route. C’est le lot de tous les parents: l’inquiétude.

C’est peu dire que mon féminisme s’est enflammé avec la poussée de mon ventre gravide. J’ai même réclamé la moitié du coût de mes vêtements élastiques « adaptés » au père de mon B jadis. C’est un détail, mais c’est bien la seule chose que je pouvais partager à égalité. On pourrait s’attarder longuement à cette particular­ité biologique qui s’inscrit en porte-à-faux avec les attentes, les motivation­s profondes du milieu du travail et entrave encore la grande marche du progrès qui s’embarrasse peu de la relève.

Tu liras le nécessaire essai de la journalist­e Marilyse Hamelin, Maternité, la face cachée du

sexisme, qui vient d’être publié. Elle scrute courageuse­ment tous les angles. Son « plaidoyer

pour l’égalité parentale» est truffé de vérités qui font mal. Il a été écrit par une nullipare, et c’est tant mieux. Une mère ne peut pas se permettre ce genre d’ouvrage sans écorcher un peu sa «religion» au passage. Une mère, c’est bien connu, se révèle dans le dévouement et l’émerveille­ment quotidien, renouant avec la partie la plus éblouissan­te de son être: son enfant.

Une mère s’arrache les entrailles et donne le meilleur jusqu’au désespoir dans cet acte qui dépasse de loin le débit et le crédit, le retour sur investisse­ment et la case monoparent­ale (ligne 361 de la déclaratio­n de revenus — un cadeau de 1340 $). Merci pour elles.

Conditionn­ement et injustice

On peut regarder la maternité à travers le prisme qu’a privilégié Marilyse Hamelin, soit les

inégalités inhérentes au rôle souvent ingrat et à la charge (mentale, physique, sociétale et même atavique) d’être mère. Non, il n’y a aucune justice, même si on tente depuis quelques années d’ajuster le tir officielle­ment. Je n’ai même pas eu droit au congé parental; c’est encore tout récent.

À peu près tous mes choix de vie ont été orientés en fonction de mon B depuis 15 ans, depuis ce + apparu dans une fenêtre. Mais on ne peut pas comparer les plus et les moins. Comment mettre dans la même balance une dépression prénatale et l’amour inconditio­nnel? Comment regretter tous ces projets refusés, ce compte de banque moins garni que le REEE de mon B, en regard de l’homme qu’il est devenu et qui me dépasse déjà d’une demitête ? Impossible.

Et c’est là que le bât blesse; la grille d’analyse comptable ne tient jamais bien longtemps devant le sourire d’un enfant, face à sa confiance, son innocence à laquelle nous nous accrochons comme des damnés.

Mon rôle, je le porte du mieux que je peux. Mon mari — père de quatre adultes — me gronde, j’en fais des tonnes à ses yeux: «Tu ne lui rends pas service.» Il a sûrement raison. C’est un homme; il n’a pas été conditionn­é de la même façon, ne souffre pas de perfection­nisme domestique et n’a pas remarqué le magazine Guide de survie pour mamans à l’épicerie. Je l’ai acheté pour voir comment les jeunes mères s’en sortent.

Les titres et les photos te coupent toute envie de faire un enfant. On dirait Les Simone qui rencontre La galère : «Votre couple survivra-t-il?»; «Mission impossible? La conciliati­on travail-famille-épanouisse­ment» ; «Terrible 2 et Fucking 4. Mon enfant, ce monstre» ; « Ces papas qui ne désirent plus la mère de leur enfant — après avoir assisté à l’accoucheme­nt » ; « Ma vie depuis que je ne dors plus » ; tout le magazine est à l’avenant. Et ça s’adresse à qui ? À nous.

Mère Courage ou Mère Naufrage

J’ai appris beaucoup dans cette aventure fondamenta­le qui m’inscrit dans le cycle naissancev­ie-mort. J’ai saisi des choses sur mon humanité, mes limites et mon amour parfois épuisable, le don, le pardon et le dépassemen­t de soi (eh oui!), la patience, l’intimité profonde, le lâcherpris­e et les deuils inhérents à chaque étape.

C’est l’expérience la plus déstabilis­ante de mon existence humaine. Non, je ne pense pas que notre société nous aide beaucoup, nous traînons un héritage patriarcal bien établi et nous devons souvent maquiller notre maternité et feindre la béatitude d’une Vierge de plâtre.

Oui, nous en faisons trop. Au risque de nous faire reprocher de ne pas en faire assez. «C’est un beau catch 22 quand on y pense, toutes ces injonction­s à devenir la mère parfaite pour ensuite se faire reprocher d’être contrôlant­e, vous ne trouvez pas? C’est ce qu’on appelle couramment une injonction paradoxale ou double contrainte, en bon français », souligne Marilyse.

Des jeunes femmes de 20 ans se confient à mon mari à l’université, ses étudiantes en environnem­ent surtout, et avouent ne pas vouloir mettre un enfant au monde en regard de la dégradatio­n et du futur de notre planète. Si j’estimais farfelue cette hypothèse de dénatalité jadis (mes excuses à l’auteur et philosophe Martin Gibert), je la trouve très justifiabl­e aujourd’hui. Le cadeau de la vie n’est peut-être plus un «cadeau».

Tout ce que je sais, au final, c’est qu’on traverse cette vie et qu’elle nous traverse aussi. C’est ça, un enfant: juste la Vie qui nous fait du rentre-dedans. Et elle ne nous demande pas notre avis.

Joblo

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