Nouvelle chroniqueuse.
Le Devoir accueille Aurélie Lanctôt à titre de chroniqueuse. Diplômée en droit, Mme Lanctôt, essayiste, s’intéresse aux enjeux féministes ainsi qu’à la justice sociale et fiscale.
J’écoutais récemment une entrevue avec la «doyenne des chauffeurs de taxi» à Montréal, diffusée sur les ondes de la radio publique. Ginette Ampleman a 77 ans et elle dit qu’elle devra bosser jusqu’à ce que son corps lâche. Avec l’arrivée d’Uber, la valeur de son permis de taxi a chuté. Pas de chance, c’était sa retraite. Embêtant, d’autant plus que c’est un sale temps pour se trouver dans un CHSLD. Un rapport de la protectrice du citoyen, publié le 28 septembre, le rappelle: le désir de contrôle au coeur de la réforme Barrette s’est traduit en grande improvisation, l’offre de service s’est ratatinée et les gens sont laissés à eux-mêmes.
Ça n’a pas fait si grand bruit. On semble résigné à l’érosion des institutions qui assurent un minimum de solidarité entre les personnes. Prenez Uber, puisqu’on en parle. Le gouvernement du Québec, dans un rare élan de résistance aux caprices de l’entreprise privée, a décidé de maintenir les normes imposées à la compagnie depuis son arrivée chez nous. Reste à voir si Uber mettra ses menaces d’exil à exécution, mais le citoyen, lui, semble avoir été rassuré: les règlements demeurent, l’industrie du taxi se modernisera et puis Uber, c’est plutôt commode.
On a tort de réduire cette histoire à une affaire de taxis. Qu’Uber parte ou reste, l’ubérisation de l’économie, elle, se déploie, défigurant les relations de travail pour les rendre imperméables aux protections offertes aux travailleurs. Elle procède en brouillant les cartes, convertissant les employés en autoentrepreneurs. Chacun devient son propre patron, même si, en réalité, les travailleurs sont dépendants d’une entreprise qui fixe les prix et sa part de revenu, en se délestant des risques et des charges sociales.
Pour le taxi ou la livraison à domicile, on peut encore avaler la couleuvre, mais ça va plus loin. La semaine dernière, le Conseil d’État français publiait un volumineux rapport sur les transformations de la gouvernance à l’ère du numérique. L’étude nous annonce qu’il faut préparer l’avenir. Et l’avenir, c’est l’extension inévitable de l’ubérisation à l’État, qui sera appelé à déléguer ses missions à des acteurs privés pour ne plus assurer qu’un rôle d’intermédiaire. Dans le contexte français, c’est au fond la suite logique du démantèlement des protections du travail proposées par la réforme Macron. L’État devient un simple facilitateur des échanges économiques, abandonnant du même coup toute volonté de dresser un rempart entre les travailleurs et les situations d’exploitation. L’État ubérisé n’est plus dépositaire du bien commun. Ce n’est plus un souverain, mais un opérateur, une courroie de transmission entre les hommes et les choses qui s’échangent sur le marché.
Il n’est pas encore question de ça chez nous. Toutefois, cette proposition s’harmonise drôlement avec un certain discours, lui, bien incrusté, sur l’allégement des structures de l’État et l’éclatement de son monopole sur la prestation des services publics. Or, imaginez un instant l’état de nos CHSLD si les préposées aux bénéficiaires étaient reléguées aux conditions de travail des chauffeurs d’Uber, et au plan de retraite de Ginette Ampleman, c’est-à-dire rien du tout…
Soyons clairs, le problème n’est pas la technologie. C’est l’usage égoïste et antisocial qu’en font les Uber de ce monde. La répartition des revenus générés par les plateformes numériques pourrait donner aux travailleurs le moyen d’améliorer leurs conditions. Certains proposent par exemple que les plateformes numériques deviennent la propriété collective des prestataires de services, ou alors soient opérées par un organisme à but non lucratif. La loi pourrait aussi établir qu’il existe, quoiqu’elle soit niée, une relation d’emploi entre une entreprise comme Uber et les prestataires de service.
C’est pour mettre l’ubérisation au service de la société qu’il faut faire preuve d’innovation. L’ubérisation elle-même ne propose rien de neuf. Elle renoue plutôt avec un modèle éculé, semblable à celui du début de la révolution industrielle, où les fabricants recourent au travail de petits artisans et d’ouvriers payés à la pièce ou à la tâche, sans rien offrir en dehors des prestations. Un modèle étranger à tout principe de solidarité, reposant sur la servilité des gagne-petit. Les mirages du numérique n’y changent rien. C’est bien le retour à une société de tâcherons qu’on nous annonce, où chacun fait commerce de ce qu’il peut en espérant remplir son bas de laine. La seule liberté valable serait donc celle d’entreprendre, et il suffit de requalifier le réel pour faire disparaître les rapports d’exploitation.
Notre horizon serait-il devenu si étroit qu’on ne sache proposer rien d’autre que l’éternel retour d’un capitalisme pétri de contradictions, qui masque sa fatigue en brandissant des gadgets ?