Le romancier Kazuo Ishiguro succède à Bob Dylan
L’Académie suédoise a salué l’intégrité de cet auteur fasciné par la mémoire et les manipulations
Sa prophétie vient étrangement de se réaliser. En décembre dernier, dans les pages du quotidien The Guardian, le romancier britannique d’origine japonaise Kazuo Ishiguro s’est montré lucide face à un monde en mutation qui, sous l’effet de la révolution sociale et technologique en cours, serait sur le point, selon lui, de faire apparaître «des humains supérieurs à d’autres». L’article parlait de manipulations génétiques et sondait leurs conséquences sur les valeurs fondamentales de l’humanité.
Jeudi, l’auteur des Vestiges du jour, Prix Booker en 1990, n’a finalement pas eu besoin de technologies ni d’édition de son génome pour devenir plus que ce qu’il était déjà, simplement de l’Académie suédoise qui, depuis Stockholm, lui a décerné le prix Nobel de littérature, cuvée 2017. Elle l’a qualifié au passage d’écrivain «d’une très grande intégrité» qui «a révélé, dans des romans d’une grande force émotionnelle, l’abîme sous notre illusoire sentiment de confort dans le monde», a dit la secrétaire perpétuelle de la prestigieuse organisation, Sara Danius.
Kazuo Ishiguro succède ainsi à Bob Dylan, qui l’an dernier a été exposé à la même reconnaissance, mais aussi à Svetlana Alexievitch, Patrick Modiano, Alice Munro et aux 110 autres nobélisés avant lui, honorés depuis 1901.
« C’est un honneur magnifique, a indiqué le principal intéressé à la BBC, dans les minutes qui ont suivi l’annonce de cette nobelisation, principalement parce que cela signifie que je marche dans les traces des plus grands écrivains de tous les temps. C’est une reconnaissance fantastique. »
Hybridité
Romancier singulier à l’identité double et composite, Kazuo Ishiguro est né dans la ville japonaise dévastée par la bombe atomique, Nagasaki, en 1954, avant d’émigrer avec ses parents en Grande-Bretagne en 1960.
Après deux premiers romans remarqués publiés dans les années 1980 (Lumière pâle sur les collines et Un artiste du monde flottant), l’homme atteint un premier sommet en 1989 avec Les vestiges du jour, oeuvre intimiste qui suit le quotidien d’un majordome et d’une gouvernante dévoués dans une résidence huppée de l’Angleterre de l’entre-deux-guerres. Tous deux sont les témoins privilégiés des dessous de la politique étrangère britannique. L’objet littéraire a été porté au grand écran par James Ivory en 1993, avec Anthony Hopkins et Emma Thompson dans les rôles principaux.
Auteur insaisissable capable de varier le style et le ton d’une oeuvre à une autre — il a fréquenté le récit historique, a frayé avec la science-fiction et avec la fable à saveur médiévale —, tout en restant centré sur des marottes fortes comme la mémoire, la manipulation, la construction des réalités, Kazuo Ishiguro a une hybridité que les 18 jurés du Nobel ont saluée. « Si vous mélangez Jane Austen avec Franz Kafka, vous obtenez Kazuo Ishiguro », a dit Mme Danius, dans une entrevue diffusée en direct sur YouTube jeudi matin, en affirmant avoir « beaucoup aimé » son dernier roman, Le géant enfoui, publié en 2015.
Métaphore de notre présent sous tension en quête de luimême, le roman, aux forts accents de légendes arthuriennes, construit un monde improbable où les souvenirs collectifs des habitants d’un village sont littéralement perdus dans la brume produite par une dragonne cachée dans la montagne. L’obscurantisme, les réalités alternatives et les violences interethniques qu’il fait naître habitent ce roman fort qui trouve toujours son ancrage dans le icimaintenant. « Tous ses livres sont formidables, a indiqué Mme Danius. Il cherche vraiment à comprendre le passé», mais aussi à saisir ce qu’il faut y conser ver et y oublier «pour survivre comme individu et comme société ».
L’attribution du Nobel de littérature à Kazuo Ishiguro s’est faite une nouvelle fois à la surprise générale alors que, depuis le début de la semaine, plusieurs autres noms ont hanté les discussions prédictives sur le sujet. Parmi eux, celui de la Canadienne Margaret Atwood et du Japonais Haruki Murakami. À la question «Comment croyez-vous que cette nomination va être accueillie par le monde, et ce, un an après l’intronisation, mal digérée par plusieurs observateurs de la scène littéraire, du chanteur Bob Dylan?», Sara Danius a répondu: «Cela va rendre le monde heureux. »