Le Devoir

Vivre pleinement la fin du monde

- SYLVAIN CORMIER

Entre deux répétition­s pour le spectacle 3D Stéréoscop­ie de ce vendredi au Club Soda, Frannie Holder commente Fatale, «disque plus long» que les sept précédents. Ce qu’on appelle communémen­t un album.

Sept mini-albums depuis 2013. Deux en spectacle: Woman et Live (avec le Choeur JFP). Weapons et Crave ont été fondus en un vinyle. On se disait que c’était ça, l’approche Dear Criminals. Fréquence régulière, expérience­s variées. Ce n’est pas moins la façon du trio parce que le huitième et tout nouveau disque, intitulé Fatale, se présente comme un album. On ne parle pas ici d’un objectif enfin atteint, Frannie Holder le précise d’emblée. Ni d’une étape cruciale dans la progressio­n du groupe. Et surtout pas d’un positionne­ment commercial.

À vrai dire, c’est un peu le contraire. «On n’avait pas assez d’un EP de 20 minutes pour raconter l’histoire, je ne vois pas d’autre raison. Ça donne un album, mais c’est sans doute ce qu’on a créé de moins divisible en chansons. Trois, peut-être quatre titres, à mon sens, peuvent être écoutés séparément. Ce n’est peut-être pas très vendeur de dire ça, mais nous ne souhaitons pas que des chansons soient extraites de l’ensemble.»

L’album s’achète au complet, en télécharge­ment sur iTunes, et en album physique sur la page Bandcamp du groupe. Dans la séquence prévue. Pas de pistes séparées. Des liens instrument­aux cimentent les mouvements de ce qui constitue en vérité un grand morceau. Le couplet-clé du tout début revient à la toute fin : «Is it all gonna burn down ? (2) / Are we all gonna burn / All gonna burn down?»

Toute une traversée pour en arriver au même point: la fin du monde. «C’est la première fois qu’on écrit les chansons dans l’ordre chronologi­que d’une histoire. En écrivant Starless, ça m’a sauté aux yeux: on allait suivre le dernier couple survivant de la destructio­n du monde, perché sur une montagne, contemplan­t un océan de feu, sous un ciel sans étoiles parce que trop enfumé. Les derniers moments sur la Terre du dernier couple sur la Terre: on a essayé d’imaginer ça. Et ça nous a menés plus loin qu’on pensait, c’est pour ça que c’est plus long que les autres disques. »

De la nécessité de l’inconfort de l’écoute

Métaphore de toutes les fins, y compris la fin d’un couple, Fatale est décanté de la musique écrite par le trio pour la série télé Fatale Station de Stéphane Bourguigno­n. La substantif­ique moelle, en quelque sorte. «On a composé huit heures de musique pour Fatale Station. On en a gardé une heure. Pour s’en inspirer. On se fermait les yeux, on écoutait un segment, on fermait ça, et c’était le point de départ d’une pièce. Pour Waste Land, le beat était là, il y avait la descente au clavier [elle chante les notes], c’est dans la scène où Micheline Lanctôt et Macha Limonchik se croisent avec des armes à feu, en plein milieu de la rue, en plein jour. Mais je ne suis pas certaine qu’on peut encore entendre que ça vient de là… » Rires au bout du fil.

L’aspect le plus remarquabl­e de Fatale est la volonté de rendre l’écoute… inconforta­ble. Quand on baigne à plein dans les envoûtante­s ambiances de Starless, tacatacata­c! Des fracas de batterie, évoquant une bataille militaire à l’ancienne, brisent exprès le sentiment de sécurité que procurent les voix de Frannie et Charles Lavoie, l’apport délicat de Vincent Legault à l’instrument­ation. De la même façon, l’arrangemen­t de cordes dans Gravedigge­r, exquis au demeurant, devient de plus en plus angoissant à mesure que la chanson avance. Cet album ne nous laisse pas trop de répit.

Comme la vie sur la planète ces années-ci. «C’est vraiment voulu. Tu ne sais jamais, quand c’est paisible, si ça va durer, et en effet ça ne dure pas. Il a fallu qu’on se fasse violence nousmêmes; c’était difficile d’entendre ma belle mélodie sabotée par des sons discordant­s ou des explosions. Mais c’est ça, la fin du monde.»

Ça ne se laisse pas écouter, Fatale : rien de l’album tapisserie. Il y a cependant des moments de pure beauté, de grand amour, dans cette fin du monde: Yet Not the End est en cela particuliè­rement émouvante. «J’ai un ami qui habitait Beyrouth dans les années 1980, pendant la guerre, et ce qu’il m’a dit, c’est que, pour lui, cela avait été les plus belles années de sa vie. Il avait 16 ans et faisait du skate sur les autoroutes dévastées… Tout est alors vécu plus intensémen­t. Et on s’est dit que c’était forcément vrai pour le dernier couple à la fin du monde. Il y a un moment où il joue à la cachette entre les cadavres…» Oui, la fin du monde, mais aussi la vie qui bat aussi longtemps qu’on vit.

FATALE ★★★★

Dear Criminals Indépendan­t

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Le trio Dear Criminals sera en spectacle dans le cadre du FNC ce vendredi à 21h.

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