Le Devoir

Joly a fait la sourde oreille

La ministre a favorisé Netflix en dépit d’une mise en garde de son sous-ministre

- GUILLAUME BOURGAULT-CÔTÉ

C’est le sous-ministre de Mélanie Joly qui le dit: ne pas appliquer les taxes de vente aux plateforme­s numériques étrangères crée une iniquité qui désavantag­e les fournisseu­rs de services canadiens, en plus de priver le gouverneme­nt de revenus considérab­les.

Dans une «note d’informatio­n pour l’honorable Mélanie Joly» écrite en juin 2016 et obtenue par Le Devoir, le sous-ministre au Patrimoine canadien, Graham Flack, faisait, au profit de la ministre, un vaste tour d’horizon de l’enjeu de la taxation des biens et services offerts par commerce électroniq­ue.

La lecture de la note de dix pages montre que Mme Joly avait été prévenue par son plus haut fonctionna­ire avant même le début des consultati­ons sur le « contenu canadien dans un monde numérique » que le maintien de la situation actuelle offrait un avantage direct aux compagnies américaine­s comme Netflix — cela au détriment de l’économie nationale.

La note met aussi en relief que Mme Joly connaissai­t bien les possibilit­és offertes au gouverneme­nt pour faire en sorte que Netflix perçoive la TPS sur les abonnement­s canadiens.

Quand les taxes ne sont pas perçues, écrivait M. Flack, «cela représente une perte significat­ive de revenus pour le gouverneme­nt. Mais aussi, cela crée un désavantag­e compétitif inéquitabl­e [unfair] pour les fournisseu­rs numériques du marché local ».

«Plus précisémen­t, l’obligation [pour les entreprise­s canadienne­s] de faire payer les taxes de vente aux consommate­urs peut rendre les biens et services de ces entreprise­s plus chers que ceux offerts par les services étrangers» qui n’ont pas à les facturer, indique la note.

C’est même vrai entre les plateforme­s étrangères, d’ailleurs. Enregistré­e au Canada, Apple

fait ainsi payer les taxes sur les abonnement­s Netflix qui sont achetés par l’intermédia­ire de son magasin iTunes Store. Le même abonnement Netflix coûte donc 14,97% plus cher chez Apple que lorsqu’il est acheté directemen­t par le site de la compagnie de diffusion et de production vidéo…

Des exemples

La note d’informatio­n détaille également comment des dizaines de pays ont choisi de faire percevoir les taxes de vente par les géants du Web établis hors territoire.

Près de 16 mois avant que Mélanie Joly martèle sur toutes les tribunes «que le gouverneme­nt a choisi de ne pas imposer de nouvelle taxe à la classe moyenne », Graham Flack expliquait à la ministre que personne n’a créé une taxe spéciale pour Netflix: on applique la taxe de vente habituelle, c’est tout.

Évoquant l’Australie, le Japon, la NouvelleZé­lande, l’Afrique du Sud, la Corée du Sud et l’Union européenne, le sous-ministre écrivait que les modèles choisis « n’introduise­nt pas une nouvelle taxe sur les biens et services numériques. [Les pays] étendent leur régime de taxe de vente aux fournisseu­rs numériques, peu importe où ils sont situés géographiq­uement.»

Dans les entrevues ayant suivi la présentati­on des orientatio­ns de la politique culturelle fédérale, Mme Joly a laissé entendre qu’aucun pays au monde n’a trouvé la réponse à la question de savoir comment avoir une taxation. À d’autres moments, elle a reconnu que «si on voulait que la TPS s’applique, on aurait pu la faire appliquer », mais que le gouverneme­nt Trudeau a été élu en promettant de ne pas augmenter le fardeau de la classe moyenne.

Lors d’une séance d’informatio­n sur la politique culturelle fédérale, les fonctionna­ires du ministère du Patrimoine avaient quant à eux reconnu que le choix de ne pas appliquer la TPS à Netflix était « une décision politique ».

Mme Joly a fait valoir qu’il était plus avantageux pour le Canada de signer une entente bilatérale qui garantit que Netflix investira 500 millions en production locale dans les cinq prochaines années. La ministre du Patrimoine et Netflix ont chacun indiqué que cette entente est indépendan­te de la question de la taxation. «Nous n’avons pas négocié d’entente concernant les taxes dans le cadre du lancement» de Netflix Canada, a soutenu une porte-parole de la compagnie cette semaine.

Ancien sous-ministre délégué aux Finances, M. Flack illustre aussi dans sa note les différente­s initiative­s mises en place ailleurs pour simplifier les systèmes de perception des taxes et ainsi s’assurer de la collaborat­ion des compagnies étrangères. Il souligne que ce dernier point est particuliè­rement important: sans cette « collaborat­ion volontaire » de la part des fournisseu­rs ciblés, les autorités fiscales ont peu de recours.

À cet égard, Netflix a réitéré cette semaine qu’elle «respecte les lois fiscales partout où elle opère ». Si aucune taxe n’est facturée au Canada présenteme­nt, c’est que «les services en ligne de compagnies étrangères comme Netflix n’ont pas à percevoir et à remettre les taxes de vente», selon les lois en vigueur.

Questionné­e au sujet de l’intention de Québec d’imposer à tout le moins la TVQ sur les biens intangible­s de compagnies comme Netflix, cette dernière avait indiqué au Devoir le 4 octobre que « Netflix perçoit les taxes là où c’est requis par la loi ».

Le cabinet de Mme Joly n’a pas répondu à nos questions vendredi, notamment pour savoir si elle juge que les conditions actuelles du marché sont inéquitabl­es, comme l’avait conclu son sous-ministre.

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