Des duos à la place des «Trois amigos»?
Le Canada ne serait pas gagnant en traitant séparément avec les États-Unis et le Mexique
Devant les menaces répétées du président américain de sortir son pays de l’ALENA, le Canada devra peutêtre se résoudre à remplacer l’accord commercial signé à trois par deux traités bilatéraux, l’un avec les États-Unis et l’autre avec le Mexique. Mais il y a fort à parier que personne n’en sortirait plus avancé.
Donald Trump a profité du passage, mercredi, de son homologue canadien à la MaisonBlanche pour ajouter encore un peu plus de pression sur la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui en avait déjà beaucoup et qui entamait au même moment à Washington sa quatrième ronde. En plus de brandir de nouveau le spectre d’une impasse des négociations et la menace d’une sortie de son pays de l’entente, le président américain a évoqué pour la première fois publiquement la possibilité de l’exclusion du Mexique de la famille nordaméricaine et de la conclusion plutôt d’une entente bilatérale entre les États-Unis et le Canada.
Stoïque, le premier ministre Justin Trudeau a attendu d’être sorti du Bureau ovale pour renouveler son attachement au ménage à trois convenu il y a presque 25 ans et sa confiance dans le succès des négociations en cours pour sa modernisation. Il n’a toutefois pas fermé la porte à l’idée d’une entente à deux plutôt qu’à trois, expliquant que le Canada se devait d’être prêt à toute situation.
Ces menaces de Donald Trump ne devraient surprendre personne, dit Ari Van Assche, professeur à HEC Montréal. Elles sont conformes à la position qu’il s’est donnée dès le départ et qui consiste à forcer les deux autres à lui faire des concessions, sans quoi il cassera tout. La réaction de Justin Trudeau était prévisible aussi.
D’abord parce qu’on savait que les Américains sont arrivés, dans les négociations, à l’étape de déballer toutes leurs demandes, même les plus excessives. Mais aussi parce que, dit l’économiste, contrairement à la négociation d’un nouvel accord, la renégociation d’une entente déjà existante force les parties en position défensive à se demander sans cesse jusqu’où elles sont prêtes à reculer pour éviter de tout perdre ce qu’on tenait jusque-là pour acquis.
Retour dans le passé
Si les États-Unis venaient à se retirer de l’ALENA, le Canada pourrait normalement se prévaloir de l’Accord de libre-échange canadoaméricain qu’il avait conclu avec son voisin cinq ans avant que l’entrée en vigueur de l’ALENA n’en suspende l’application.
À moins, évidemment, que Donald Trump décide de tirer aussi un trait sur cette ententelà. «Mais si plusieurs se plaignent du fait que l’ALENA est un accord dépassé, imaginez l’autre!» s’exclame Richard Ouellet, professeur de droit à l’Université Laval.
On essuierait notamment des reculs en matière de marchés publics, de protection des investisseurs et de libéralisation des ser vices, ditil. On n’aurait évidemment rien sur des enjeux plus actuels, comme le commerce électronique, la coopération réglementaire et la défense du développement durable. De plus, poursuit l’expert, «il faudrait détricoter tout ce qui s’est mis en place en presque 25 ans avec l’ALENA ».
Plusieurs seront portés à croire qu’une exclusion des négociations de la bête noire mexicaine de Donald Trump, à laquelle le président américain ne cesse de reprocher son surplus commercial avec les États-Unis ou encore ses immigrants, facilitera grandement les discussions avec le Canada. Rien n’est moins sûr, prévient Christian Deblock, professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « Le gouvernement Trump est revenu à une conception du commerce du XIXe siècle où l’on n’en a que pour la balance commerciale sans se soucier de la question fondamentale de l’amélioration des échanges. Le cas des sanctions américaines contre la CSeries de Bombardier en est un bon exemple. »
Dans ce contexte, dit l’économiste, le Canada est condamné à essayer de sauver les meubles et pourrait devoir se résoudre à céder du terrain sur des questions qu’on estimait depuis toujours non négociables, comme la gestion de l’offre dans le secteur agricole ou le pouvoir d’en appeler à un mécanisme d’arbitrage spécial en cas de conflit commercial.
Et le Mexique?
Si le Canada savait maintenir et même développer au même moment ses relations commerciales avec le Mexique, il pourrait avoir au moins l’avantage de jouer sur les deux tableaux et de faire office de trait d’union entre les deux autres économies nord-américaines, dit Christian Deblock.
La meilleure stratégie pour le Canada, comme pour le Mexique, reste encore de faire front commun face à Donald Trump, estime Angel de la Vega Navarro, professeur à l’Université nationale autonome du Mexique. « Mais si les États-Unis décident de se retirer de l’ALENA, je crois que cela ne devrait pas signifier automatiquement la mort de l’entente, mais plutôt que le Mexique et le Canada devraient continuer de la faire vivre ensemble.»
Pour des raisons évidentes, les deux pays sont portés à faire une fixation sur l’immense voisin américain, observe l’expert mexicain. Mais l’intégration économique nord-américaine est un fait bien réel. Les Québécois savent-ils que le Mexique est leur deuxième partenaire commercial étranger, avant même la France? Le pays exerce même une attraction de plus en plus grande auprès des entreprises canadiennes, notamment depuis qu’il a entrepris la libéralisation de son secteur pétrolier.
Ari Van Assche n’ose pas imaginer le cassetête que deviendrait le commerce entre les trois pays s’il devait être gouverné non plus par un accord commun, mais par différentes ententes bilatérales. «C’est déjà assez compliqué comme cela.»
Regarder plus loin
Le règne de Donald Trump pourrait être de courte durée, se risque à dire Ari Van Assche. Il suffit peut-être de tenir le coup et d’attendre la fin de son mandat dans un peu plus de trois ans.
Richard Ouellet préfère pour le moment rester optimiste et penser que les pressions internes d’un milieu des affaires américain fortement favorable au maintien de l’ALENA et la résistance du Congrès américain finiront par ramener la Maison-Blanche à la raison. Après tout, «une sortie des États-Unis de l’ALENA serait une récession presque assurée. Mais ne me croyez pas sur parole. Je rate toutes mes prédictions depuis l’arrivée de Donald Trump».
Cela ne fait que souligner encore une fois l’urgence pour le Canada, en matière commerciale, de chercher à regarder plus loin que sa relation bilatérale avec son voisin américain, estime Christian Deblock. On pense évidemment à ce nouvel accord de libre-échange avec l’Union européenne, qui vient tout juste d’entrer en vigueur mais qui pourrait encore rencontrer des obstacles à l’étape de la ratification par chacun des pays de l’UE.
On pense surtout aux marchés émergents de l’Asie, où le Canada pensait s’être ouvert une porte avec le Partenariat transpacifique jusqu’à ce que Donald Trump y raye la signature de son pays. Et puis, il devrait aussi y avoir l’Amérique, et pas seulement l’Amérique du Nord, mais au moins aussi l’Amérique centrale. « Il ne s’agit plus seulement de questions à long terme, prévient l’expert. La réalité avance vite.»
Justin Trudeau a expliqué que le Canada se devait d’être prêt à toute situation