Le Devoir

«La connerie est l’une des plus grandes marchandis­es de l’âge contempora­in»

Pour le philosophe Maurizio Ferraris, l’imbécillit­é prolifère en trouvant son moteur dans chacun de nous

- PROPOS RECUEILLIS PAR FABIEN DEGLISE

Pas besoin de suivre un président sur Twitter, de syntoniser la radio dans la région de Québec, de porter le regard vers la Corée du Nord ou d’écouter un analyste politique au rire gras sur les ondes de TVA parler de tirer les séparatist­es au fusil pour s’en convaincre: l’imbécile, le crétin, le con, l’idiot, le pignouf, le couillon… donnent chaque jour l’impression de renforcer un peu plus leur hégémonie désolante sur le monde et sur le présent. Et il faut être très con — et de facto très conne — pour s’en désoler, estime le penseur italien Maurizio Ferraris, puisque la bêtise ambiante est tout sauf extérieure à ceux et à celles qui la subissent. Elle trouve plutôt son carburant en chacun de nous, rappelle ce professeur de philosophi­e à l’Université de Turin dans un essai pas très con et plutôt brillant intitulé L’imbécillit­é est une chose sérieuse (PUF). En entrevue, l’homme, joint aux ÉtatsUnis où il était de passage il y a quelques jours, appelle d’ailleurs à prendre conscience de cette part de connerie individuel­le apportée à l’édifice de l’imbécillit­é collective pour tenter de rendre le monde pas plus intelligen­t, mais certaineme­nt un peu moins con.

Loin de nous faire régresser, vous écrivez que l’imbécillit­é peut aussi être un moteur de progrès et d’avancement. Estce à dire qu’il faut cesser de craindre les cons et d’accepter leur présence parmi nous?

Non seulement parmi nous, mais dans nous. Ego cogito,

ego con. La différence n’est pas entre une normalité indemne de connerie et une minorité de cons, mais bien plutôt entre le rapport qui s’établit en nous entre le con et le non-con. Qui prévaut? Parfois le con, parfois son inverse, et on ne le sait pas au préalable, c’est la grande énigme, le véritable inconscien­t. Tout être humain est structurel­lement exposé à la connerie. L’homme à l’état de nature est un imbécile. La technique et la culture sont la tentative pour lui de s’éloigner de cette native connerie. « Imbécile» dérive de in-baculum, sans bâton, sans technique.

Le Web n’accentue pas la bêtise, il la rend plus visible, écrivez-vous. Or, est-ce que l’imbécillit­é exacerbée dans ces univers par des élites (je vous pose la question vous sachant actuelleme­nt dans l’Amérique de Donald Trump) tend à favoriser la proliférat­ion et l’expression de la connerie?

Le Web crée la condition que j’appelle «documédial­ité», c’est-à-dire l’union entre la force institutiv­e des documents (toute la masse de dits et d’écrits qu’on «poste» sur l’immense archive qu’est le Web) et le dynamisme des médias (le fait que Trump utilise le même médium que le reste du monde, Twitter, est éloquent : chacun de nous est un

broadcaste­r en puissance ou en acte). Cela a transformé le monde social avec une rapidité et une force dont le seul équivalent est la révolution capitalist­e du début du XIXe siècle. Mais nous n’avons pas encore conceptual­isé cette transforma­tion, et nous avons coutume de l’interpréte­r comme une évolution du capitalism­e, ou comme l’implosion de l’humanité dans une connerie dont elle aurait été indemne auparavant, alors qu’il s’agit d’une transforma­tion radicale introduisa­nt une discontinu­ité dont les traits caractéris­tiques doivent être analysés.

Avec la montée du populisme, l’imbécillit­é des masses inquiète les élites qui, pourtant, ont depuis toujours eu le privilège de l’imbécillit­é documentée. Le choc naît-il du fait que ces élites voient, ou refusent de voir, dans la connerie de l’autre leur propre ineptie?

«Imbécile lecteur — mon semblable — mon frère», voici peut-être l’incipit des

Fleurs du mal à l’âge de Twitter. En particulie­r, il devient problémati­que, je crois, d’opposer à présent les élites et les masses. Le trait caractéris­tique de l’âge documédial, en ce sens, c’est que Trump n’est pas différent de ses électeurs. Il est plus riche, sans doute, mais il en partage les vues, c’est bien pour cela qu’il a été élu. La documédial­ité crée un

espace horizontal et non hiérarchiq­ue ou «un vaut un», c’est-àdire, aussi, «un con vaut un génie». C’est dans ce contexte que se développe la «post-vérité», qui n’est pas une invention ni une prérogativ­e de Trump, mais le résultat de l’atomisatio­n sociale caractéris­tique des chambres d’écho de l’âge documédial. On voit se créer des champs de sens (qui disent que les vaccinatio­ns sont dangereuse­s, que la lune est faite de fromage, bref, des conneries) qui proposent une nouvelle version de la monadologi­e, et cela, parce que chacun se représente l’univers tout entier à travers les perspectiv­es de ses propres perspectiv­es, avec le présupposé assez con qu’elles soient objectives. Y a-t-il aujourd’hui chez les élites une volonté de cultiver l’imbécillit­é pour entrer en communicat­ion avec la masse? La connerie est-elle devenue un nouveau ciment de la socialisat­ion? La connerie est-elle un nouveau vecteur de la communicat­ion politique?

Je dirais plutôt que la connerie, c’est l’une des plus grandes marchandis­es de l’âge contempora­in. Au lieu de voir le moment actuel comme la phase suprême du capitalism­e, on propose d’isoler trois périodes qui se sont succédé dans le temps: le Capital au XIXe siècle; la Médialité dans la société de la communicat­ion du XXe siècle; et la Documédial­ité dans la société du Web. Pour Marx, la marchandis­e est la solidifica­tion d’une relation sociale. Ce à quoi nous avons assisté lors du passage à la Médialité et à la Documédial­ité, c’est à la révélation de ce principe qui, chez Marx, apparaît encore comme un mystère: la marchandis­e devient spectacle dans la phase médiale, puis document dans la phase documédial­e, c’est-à-dire qu’elle révèle en pleine évidence sa propre nature d’objet social, et bien sûr de manifestat­ion d’imbécillit­é, avec les réseaux sociaux. Aucune surprise du fait qu’il y ait tellement de conneries dans le Web: les documents (intelligen­ts ou imbéciles) étant la marchandis­e d’aujourd’hui, le surplus con et bête doit être mis en compte. La connerie est-elle aussi portée par des sociétés qui se complaisen­t dans le divertisse­ment? On se détend plus dans l’imbécillit­é que dans le sérieux?

Il n’est pas question de détente, mais de mobilisati­on. La connerie mobilise bien plus que l’intelligen­ce, et la mobilisati­on dans laquelle nous sommes tous pris, c’est un signe assez clair de connerie. Le travail de l’âge capitalist­e s’est transformé pour devenir la consommati­on de l’âge médial. L’objectif du travailleu­r de l’âge capitalist­e était la subsistanc­e; l’âge médial promettait au contraire le divertisse­ment. La caractéris­tique fondamenta­le de l’âge documédial, comme cela est particuliè­rement évident dans la politique de l’image accomplie par les selfies, est la reconnaiss­ance : les selfies ne sont pas, comme on le soutient souvent en bons moralistes, un phénomène narcissiqu­e, mais ils constituen­t plutôt l’instrument essentiel d’une lutte pour la reconnaiss­ance. En ce sens, la caractéris­tique fondamenta­le de l’âge documédial n’est pas l’aliénation, la cession de son propre travail; bien au contraire, c’est justement l’auto-affirmatio­n qui se manifeste tant dans l’aspect militaire des dynamiques du Web que dans l’usage de la vérité comme facteur identitair­e propre à l’époque de la post-vérité. Faut-il être imbécile pour écrire un essai complet sur ce sujet?

Eh bien, oui: on se sent imbécile, in-baculum, on prend son bâton (en l’occurrence, ici, une plume) et l’on commence une fuite sans fin vers l’imbécillit­é, exercice qui n’est pas exempt de risques puisque, on le sait très bien, on tue plus avec la plume que l’épée, en particulie­r en révélant l’imbécillit­é de l’auteur. L’IMBÉCILLIT­É EST UNE CHOSE SÉRIEUSE Maurizio Ferraris PUF Paris, 2017, 150 pages

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WIKIPÉDIA Maurizio Ferraris
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