Le Devoir

Têtes blanches en quête de matière grise.

- ISABELLE PARÉ

Il est à peine passé 9 heures et les discussion­s vont déjà bon train dans la classe de Benoît Gascon, russologue et professeur d’un cours sur l’histoire des États germanique­s offert par l’Université du troisième âge (UTA). Dans un local feutré du centre communauta­ire de Saint-Laurent, une carte multicolor­e du royaume de Prusse illumine un mur. Quinze minutes avant le début du cours, les élèves ont déjà déballé leurs notes, annotées à souhait, et aligné leurs crayons sur les pupitres.

«Ils se lèvent à 7h pour suivre un cours magistral sur Bismarck, faut vouloir! Il y en a qui prennent ça vraiment au sérieux, qui arrivent en classe avec leurs textes surlignés de bleu, de jaune, de rose, et des questions déjà prêtes en marge!»

Une tout autre atmosphère que celle vécue quand Benoît Gascon, autrefois jeune chargé de cours à l’UQAM, donnait ses cours à des étudiants «réguliers ». Ici, les têtes blanches dominent. Les regards sont allumés, concentrés. Le prof débite son contenu à un rythme sportif, d’abord sur les prémisses de l’émergence d’un État allemand unifié, détaillant les stratégies déployées par le maître de la realpoliti­k, le général von Bismarck, pour s’acoquiner les duchés toujours réfractair­es à la Prusse. Une main se lève. La question est pointue.

«Bismarck a-t-il semé les germes de la Première Guerre mondiale en provoquant la France dans le seul but d’unifier l’Allemagne?» lance un étudiant. «La France a mangé une taloche », rétorque du tac au tac le russologue, rappelant que Bismarck a exigé que le traité d’unificatio­n allemande soit signé à la galerie des Glaces de Versailles. Diverses interpréta­tions historiogr­aphiques sont lancées, débattues. «On en rejasera devant une bonne bière et une pizza », lance le professeur en rigolant, avant de reprendre son plan de cours d’un débit athlétique.

Mordus d’histoire

Ils sont une trentaine de mordus d’histoire — deux tiers de femmes pour un tiers d’hommes — inscrits à ce cours qui s’étale sur trois sessions intenses comportant en tout 60 heures de matière dense (et dont chaque leçon dure 2h30). « C’est vraiment un cours de niveau universita­ire. Sauf qu’on a 20 heures [par session], plutôt que 45 heures à l’université, pour passer la matière. Ça roule! C’est pas tout le monde qui peut suivre ce rythme.»

Gilberte Bechara et ses deux amies font partie de ces élèves allumés. Aujourd’hui à la retraite, cette avocate de carrière et ses collègues se passionnen­t pour l’histoire. « Le prof est passionnan­t. J’ai suivi ses cours sur la Russie, la France et les Balkans. Cette année, je ne suis inscrite qu’à un seul cours, mais j’en ai déjà suivi trois par session», dit-elle.

Son amie souligne l’intérêt de mettre en relation l’histoire de différents pays et de faire des ponts avec l’actualité internatio­nale.

La plupart des «formateurs» de l’UTA sont des professeur­s d’université à la retraite, ce qui n’est toutefois pas le cas de Benoît Gascon. «Cette session, je donne six cours dans cinq matières différente­s. Hier, je donnais un cours sur la France durant la Seconde Guerre mondiale. L’autre jour, un cours sur la Pologne, et aussi sur la guerre de Cent Ans», affirme cet historien recruté par l’UTA qui vit en Russie et vient au Québec chaque année passer trois mois pour donner un blitz de plusieurs cours.

Malgré les défis que pose sa charge d’enseigneme­nt, il trouve pleinement son compte dans cette université populaire, tenue à bout de bras par une armée de bénévoles, insiste-t-il. «Hier, dans mon cours sur l’histoire de la France, deux étudiantes de 75 ans, l’une Belge et l’autre Française, sont venues me raconter à la pause comment elles avaient vécu toutes deux l’occupation allemande. C’est quand même un bonus incroyable pour un historien!»

Étudiants fidèles

Denis Groulx, organisate­ur bénévole du cours pour l’UTA depuis quatre ans, fait lui aussi partie des inconditio­nnels de ce professeur prolixe qu’il suit depuis plusieurs années. «J’ai 73 ans, j’ai fait les HEC, puis mon cours en pharmacie. À la retraite, il faut continuer de faire des choses, il faut continuer d’évoluer. C’est vrai que je pourrais lire tout ça sur Internet, mais c’est un professeur tellement dynamique que j’ai suivi plusieurs de ces cours», souligne le septuagéna­ire.

Pendant la pause, alors que la discussion reprend de plus belle autour des sociétés européenne­s de l’époque, notamment sur le rôle de l’Espagne, les questions sur l’indépendan­ce de la Catalogne s’invitent soudain dans le débat. « Il y a une qualité d’échanges qu’on peut avoir avec les collègues, c’est une belle communauté», indique Hélène Bélanger, docteure en psychologi­e et ex-directrice à la retraite d’un programme d’aide aux employés. À la fin du cours, plusieurs iront d’ailleurs casser la croûte ensemble pour poursuivre la conversati­on.

Comme un tout jeune élève au premier jour d’école, Paul, un « fidèle » des cours d’histoire, se lève pour apporter une pomme au professeur. «Vous voyez, les élèves ne font pas ça à l’université! lance Benoît Gascon, interrogé sur la particular­ité de ses étudiants “matures”. Ils sont très exigeants. La grosse différence, c’est aussi l’intérêt. Ils sont ici parce que ça les passionne, pas parce que ça se case bien dans leurs horaires.»

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR L’historien et russologue Benoit Gascon, professeur à l’UTA

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