Le Devoir

Chirurgie électorale et robes noires

- ÉLISABETH VALLET

Alors que le pays panse ses plaies, comme chaque fois, la dernière tuerie de masse paraît générer le même cycle de prières, d’indignatio­n, puis de silence. Car si les Américains n’ont pas légiféré après l’assassinat de 20 bambins dans l’enceinte sacrée d’une école primaire (en 2012, à Newton), il y a fort à parier qu’une fois la poussière retombée à Las Vegas, les États-Unis retournero­nt à leurs affaires, comme si de rien n’était.

Oubliant que, l’espace d’un instant, la ville du jeu s’est transformé­e en zone de guerre, qu’un homme seul a fait un carnage, niant le fait que des armes — des fusils d’assaut capables de tirer 600 balles par minute — sont au coeur du problème. Comme si, face à la force d’un 2e amendement quasiment déifié, nul ne pouvait rien faire.

Et pourtant. L’interpréta­tion absolutist­e du 2e amendement (consacrant le droit constituti­onnel de détenir une arme) n’a pas toujours été la norme. Elle résulte en grande partie de la politisati­on du port d’arme sous l’effet de la radicalisa­tion du puissant lobby des armes à feu, la National Rifle Associatio­n (NRA). Cette dernière a en effet embrassé le discours libertarie­n, jusqu’à assurer la prévalence d’une vision quasi unitaire de la question.

Pour ce faire, elle exerce des pressions sur les politicien­s, tant financière­ment qu’au moyen de cartes de notation, distribuée­s au moment du vote, visant à distinguer les «bons élus» (pro-armes à feu, note A+) des «mauvais » (pour le contrôle des armes, note F).

Ainsi, nombre d’élus au Congrès craignent une NRA plus puissante que jamais, alors que l’actuel occupant de la Maison-Blanche a clairement établi en avril que «les huit années de croisade contre les droits à être armé venaient de s’achever».

La clé de voûte

Mais en réalité, la clé de voûte de cet édifice repose entre les mains des neuf juges en robe noire de la Cour suprême. Et à double titre.

D’une part, avec sa décision de 2008, District of Columbia v. Heller, la Cour suprême, par la voix de son juge le plus conservate­ur, Antonin Scalia, et à 5 voix contre 4, a non seulement consacré la vision individual­iste du 2e amendement, mettant un terme à une lecture collective du droit de porter des armes qui prévalait depuis 1939, mais a, dans son argumentai­re, invité les tenants du port d’armes à contester les limites imposées au niveau étatique.

D’autre part, cette toute-puissance de la NRA s’appuie sur une autre décision de la Cour suprême qui ne touche en apparence que de très loin les armes à feu: le découpage électoral. En effet, la décision de la Cour suprême de 2006, League of United Latin American Citizens v. Perry, avait donné l’absolution à de véritables chirurgies électorale­s sur des circonscri­ptions électorale­s à des fins uniquement partisanes.

Sur cette base, en 2010, le stratège républicai­n Karl Rove avait jeté les bases d’un plan de reconquête du Congrès par le GOP: ce plan, nommé REDMAP, instrument­alisait le fait que les États fédérés doivent, dans la foulée du recensemen­t décennal, redessiner les contours des circonscri­ptions électorale­s.

Ainsi, en 2017, sous l’impulsion des législatur­es (32 sur 50) et des gouverneur­s (30 sur 50) républicai­ns, certains districts ressemblen­t désormais plus au travail d’une dentellièr­e qu’à celui d’un directeur des élections.

Les élus magasinent leur électorat

Le procédé n’est pas nouveau: en 1812, le Boston Gazette caricatura­it le redécoupag­e des circonscri­ptions électorale­s de l’État du Massachuse­tts sous l’empire du gouverneur Elbridge Gerry, et notamment la circonscri­ption d’Essex qui avait pris la forme d’une espèce de salamandre (d’où le néologisme de « Gerrymande­ring »).

Mais il est désormais sur stéroïdes: car, pour reprendre les termes du professeur Dawkins, ce ne sont plus les électeurs qui choisissen­t leurs élus mais bien les élus qui se magasinent leur électorat.

Et dans des circonscri­ptions conçues sur mesure pour les candidats, où le taux de réélection (incumbency) a atteint 97 % en 2016 pour la Chambre des représenta­nts, la modération n’a pas meilleur goût : inutile de pondérer le discours, notamment sur les armes à feu, pour des minorités désormais diluées dans des circonscri­ptions conservatr­ices et libertarie­nnes.

Le poids de ce procédé est donc déterminan­t. Or le vent pourrait tourner: le 3 octobre dernier, la question du charcutage électoral du Wisconsin a été entendue de manière préliminai­re par la Cour suprême: elle devrait être tranchée d’ici l’été. À temps pour le prochain cycle électoral, et avec des implicatio­ns au niveau national.

Une fois encore, et de manière détournée, les neuf juges de la Cour suprême auront la possibilit­é d’influer sur la carte électorale, mais aussi sur la manière dont seront abordés les enjeux cruciaux de la politique américaine. Une question à soulever le 25 octobre prochain, lors de la venue de l’un d’entre eux — Stephen Breyer — à Montréal ?

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