Le Devoir

La responsabi­lité des plateforme­s en ligne, un enjeu peu présent au Québec

- ANTOINE GUILMAIN KARL DELWAIDE ANTOINE AYLWIN Avocats, Fasken Martineau

L’Union européenne s’est récemment prononcée sur le rôle que devraient jouer les plateforme­s pour lutter contre le contenu illicite en ligne. Cette préoccupat­ion n’est pas nouvelle au Québec, le législateu­r ayant posé des balises dès le début du XXIe siècle. Cette longueur d’avance semble aujourd’hui s’être transformé­e en train de retard.

Les plateforme­s en ligne font partie de notre quotidien. Elles désignent tout à la fois les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, les sites de partage de contenu et d’évaluation, les blogues, etc. Or une tendance semble à l’oeuvre, celle de la diffusion croissante des contenus illicites en ligne incitant à la haine et à la violence, voire au terrorisme.

Bien que la notion de «contenu illicite» soit large et qu’elle varie selon chaque juridictio­n, il existe des situations qui sont illicites partout dans le monde. On pense instinctiv­ement aux multiples formes de cyberharcè­lement, très répandues chez les mineurs, que sont les flaming (brefs messages d’insultes), harrassmen­t (salve de propos violents), denigratio­n (atteinte à la réputation en ligne), masquerade (usurpation d’identité), happy slapping (vidéo-lynchage) ou encore outing (atteinte à l’intimité). La liste est longue et ne fait malheureus­ement que s’étirer. Dans ce contexte, le Vieux Continent lance un message à tous se résumant à ceci: ce qui est illégal hors ligne est également illégal en ligne.

L’Union européenne prend les devants

Depuis plusieurs années, l’Union européenne est préoccupée par les contenus illicites en ligne, et en ce sens plusieurs textes contraigna­nts et non contraigna­nts ont été adoptés pour endiguer ce phénomène (directives, codes de conduite, etc.). Or l’interventi­on publique ne se suffisant pas à elle seule, encore faut-il que les plateforme­s en ligne prennent au sérieux le problème et fassent partie intégrante de la démarche. C’est cette ambition qui est à l’origine de la communicat­ion de la Commission européenne du 28 septembre dernier, intitulée « Tackling Illegal Content Online: Towards an Enhanced Responsabi­lity of Online Platforms ».

Dans ce texte, la Commission invite les plateforme­s en ligne à redoubler d’efforts dans la prévention, la détection et la suppressio­n proactives des contenus illicites. Plus concrèteme­nt, les plateforme­s se voient recommande­r plusieurs mesures, telles que : mettre en place des mécanismes afin de permettre aux utilisateu­rs de signaler des contenus illicites et investir dans des technologi­es de détection automatiqu­e ; coopérer plus étroitemen­t avec les autorités publiques chargées de faire respecter la loi ; travailler avec des «signaleurs de confiance», c’est-à-dire des entités spécialisé­es dans le domaine du repérage, de la détection et de l’identifica­tion du contenu illicite ; supprimer aussi vite que possible les contenus illicites (l’instaurati­on de délais précis de suppressio­n est d’ailleurs évaluée par la Commission) ; faire preuve de plus de transparen­ce en publiant des politiques et statistiqu­es en matière de gestion de contenu; prendre des mesures contre la récidive, notamment en utilisant et en développan­t des outils automatiqu­es empêchant la réappariti­on d’un contenu précédemme­nt supprimé.

Ces recommanda­tions sont pour le moment non contraigna­ntes, mais la Commission se réserve le droit de resserrer le cadre réglementa­ire si les plateforme­s en ligne ne sont pas suffisamme­nt proactives dans les prochains mois. Cette évaluation devrait avoir lieu d’ici mai 2018.

Le Québec se fait damer le pion

Pendant ce temps, rien de nouveau à l’Ouest. Plus exactement, l’enjeu du contenu illicite en ligne semble relativeme­nt peu présent au Québec, alors qu’il existe bel et bien comme partout ailleurs. Cela n’a pas toujours été ainsi. En effet, au début des années 2000, le législateu­r québécois faisait preuve d’avant-gardisme en créant un régime spécifique de responsabi­lité pour les plateforme­s en ligne.

Aussi, au surplus du Code civil du Québec, la Loi concernant le cadre juridique des technologi­es de l’informatio­n énonce certaines obligation­s et limites en matière de responsabi­lité du « prestatair­e de services agissant à titre d’intermédia­ire ». On y indique notamment qu’il n’existe pas d’obligation de surveillan­ce active du contenu et que les plateforme­s en ligne sont en principe non responsabl­es des activités menées par leurs utilisateu­rs. Cela ne veut toutefois pas dire que les plateforme­s sont automatiqu­ement exonérées de toute responsabi­lité.

Une plateforme peut effectivem­ent voir sa responsabi­lité engagée si elle a une connaissan­ce effective ou potentiell­e d’une activité illicite et qu’elle n’agit pas promptemen­t pour empêcher la poursuite de cette activité. En d’autres mots, pas d’obligation proactive de se tenir informé, mais si on est au courant, on doit agir rapidement.

Un tel régime vise à renforcer la confiance des internaute­s: sans jouer un rôle actif de «police de l’Internet», les plateforme­s doivent tout de même intervenir lorsqu’elles ont connaissan­ce de contenu illicite. Or certains considèren­t que les plateforme­s devraient également se comporter de manière «prudente et diligente» en conformité avec les principes de droit commun en matière de responsabi­lité civile.

Une telle obligation est large et n’offre aucune indication claire sur la manière de s’y conformer. Les plateforme­s en ligne devraient-elles systématiq­uement donner la possibilit­é aux utilisateu­rs de signaler du contenu illicite, publier des politiques claires en matière de gestion de contenu ou encore mettre en place des technologi­es de détection automatiqu­e pour certains mots (suicide, pornograph­ie, etc.)? Il nous semble que toutes ces mesures devraient varier selon le contenu généré, le public visé, les objectifs et le degré de sophistica­tion de la plateforme, les antécédent­s en matière de contenu illicite, etc.

Au bout du compte, pour le moment, cette situation évoque une fable bien connue où l’Union européenne regarderai­t le Québec par-dessus l’épaule en se disant : « Rien ne sert de courir; il faut partir à point.» Heureuseme­nt, la ligne d’arrivée étant encore loin, il reste encore du temps pour emboîter le pas à notre voisin européen en précisant la responsabi­lité des plateforme­s par rapport au contenu illicite en ligne.

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ISTOCK L’enjeu du contenu illicite en ligne semble relativeme­nt peu présent au Québec.

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