Le petit Portugal de haute mer
Entre Amérique et Europe, l’archipel des Açores est longtemps demeuré sous le radar médiatique, et c’est bien tant mieux: encore relativement méconnu, il a su préserver sa personnalité unique, ses décors naturels spectaculaires, ses cités et villages auss
En arrivant au sommet de la caldeira de Sete Cidades, au bout d’un sentier, je sens subitement la force de la gravité opérer sur ma mâchoire: je suis à la fois bouche bée, tout ébaubi et coi d’admiration.
Droit devant, un premier lac couronne de ses eaux émeraude le coeur d’un cratère déchu et déçu de ne plus cracher lave et cendres; tout juste derrière, un second lac joue à cache-cache sous une fine brume blanche, comme si un couvercle nuagique s’ajustait à sa forme circulaire; en arrièreplan, le bleu azuréen de l’Atlantique célèbre de longues épousailles avec l’horizon.
C’est ce qu’on appelle être au bon endroit au bon moment!, dis-je, éberlué, à mon guide Ricardo Andrade, natif de l’île de São Miguel. «Oui et non: c’est souvent comme ça ici, de tôt matin», rétorque celui qui côtoie chaque semaine pareille
splendeur. Aux Açores, être au bon endroit au bon moment, ça arrive souvent. Lorsqu’on attaque le joli bitume de São Miguel ou de Terceira, et qu’on n’en finit plus de longer des haies d’hortensias ou les fûts mordorés des cèdres japonais, on peut en conclure que le hasard fait vraiment bien les choses.
Il n’en est rien: les routes panoramiques sont ici légion et souvent extraordinaires, les fleurs font du pointillisme par millions et les belvédères spectaculaires ne se comptent plus.
Lorsqu’un tsunami de nuages anthracite déferle sur les sommets et laisse le soleil inonder de douceur le littoral, l’ambiance dantesque qui en résulte peut faire croire à un adoubement divin des éléments, mais non: ici, on a souvent droit à quatre saisons et à autant de manifestations théâtrales du temps, en une seule journée.
Quant à ce petit village qu’on trouve presque suspect de découvrir si propret, avec son église baroque en pierre volcanique chaulée, ses venelles savamment étriquées, ses labyrinthes de passages piétonniers et ses humeurs nonchalantes, ce n’est pas l’exception qui confirme la règle: c’est la règle en ces terres abruptes à la beauté brute.
Petit archipel de neuf îles étalées sur 600 kilomètres, les Açores forment depuis 1976 une région autonome du Portugal, à 1400 kilomètres des côtes du pays d’Henri le Navigateur. Même si les Vikings y ont possiblement fait escale, l’histoire retient que l’archipel figure dans le giron portugais depuis 1432, hormis une parenthèse d’une soixantaine d’années ouverte par les Espagnols (XVIe-XVIIe siècle).
Escale obligée sur la route de l’Atlantique, les Açores ont servi pendant longtemps de lieu de transbordement des richesses provenant du Nouveau Monde, qu’on entreposait à Angra do Heroismo, sur Terceira.
Tant l’immense forteresse et ses remparts de cinq kilomètres que la riche vénusté de cette ville le rappellent aujourd’hui.
Hormis quelques hideuses constructions érigées en périphérie, l’ensemble d’Angra do Heroismo — «Angra l’Héroïque», quel nom! — est rien de moins que splendissime: une architecture coloniale homogène et diversifiée, des ruelles de pavés de basalte qui tournicotent, des passages étroits qui s’insinuent sous des balcons ouvragés, des trottoirs et des rues mosaïqués, un couvent tapissé d’azulejos (São Sebastião), mais aussi des terrasses à la fibre festive plus vivace qu’ailleurs dans l’archipel — ce qu’on attribue à la présence des militaires de la base états-unienne de Lajes, près de la mignonne Praia do Vittoria, à 20 minutes de là.
Le paradoxe touristique
Touristiquement, les Açores témoignent d’un certain paradoxe. D’une part, la qualité de leurs infrastructures prouve qu’elles reçoivent depuis belle lurette des voyageurs et visiteurs étrangers: routes au bitume souvent impeccable — du moins à São Miguel et à Terceira —, hôtels et auberges fort bien tenus et entretenus (même quand ils accusent un peu d’âge), sites aménagés avec soin…
Mais, d’autre part, il se dégage de ces îles de 250 000 âmes une impression de destination émergente, une aura d’âme intaltérée — ou presque, hormis ces chaises en plastique rouge Coca-Cola ou ces parasols criards près de la statue de Vasco de Gama, à Angra do Heroismo, pourtant classée sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.
Si elles ont généralement été épargnées par le tourisme de masse, c’est notamment parce que les Açores ne comptent que peu de plages dignes de ce nom — à la fois bénédiction et calamité de tant de lieux du globe. Mais les temps changent, et ce que le touriste d’hier recherchait ne vaut plus nécessairement aujourd’hui.
«Nous formons une destination différente, nouvelle, sûre, ravissante et peu coûteuse, avec des paysages, des villes et des villages magnifiques… Tout pour que le tourisme se développe trop vite!» avance Ricardo Andrade, un brin d’inquiétude dans le sourcil. Déjà, en juillet et en août,
trop d’autocars déversent trop de tocards, ici à la chute de Caldeira Velha, où on ne se trempe plus le popotin sans figurer dans l’égoportrait d’un crétin, là aux splendides piscines naturelles de Biscoitos, où des tapons de badauds bedonnants portent ombrage aux Açoriens qui tentent de prendre un bain de soleil.
«Un vrai cirque!» relève Rui Campos, proprio de la Taberna da Queirada, un sympathique resto-bar à vins des hauteurs d’Altarès, à Terceira, qui refuse de recevoir ne serait-ce qu’un autocar.
Heureusement, ces cas d’espèce demeurent… d’espèce. Et le souvenir qu’on retient des Açores en est un de calme, de sérénité, de perrons d’église où se déroulent des discussions animées, de randos bucoliques en bord de mer, de cratère ou de forêts empreintes de mystère, des seules plantations de thé d’Europe, de bancs de parc où on se la roucoule douce, de paisibles pâturages et d’authenticité généralisée — celle que transpirent les gentils Açoriens, toujours prêts à socialiser pour peu qu’on en trouve un qui parle anglais.
C’est toujours possible: du million de ceux qui vivent à l’étranger (surtout au Canada et aux États-Unis), plusieurs reviennent, les perspectives d’emploi étant plus alléchantes. Mais tandis que les jeunes peuvent se remettre à se projeter dans l’avenir, les vieux rêvent souvent du passé.
Les vieux hommes et la mer
Dans le village de Capelas, sur São Miguel, trois petits vieillards rabougris, assis dans l’embrasure d’une fenêtre, lorgnent l’autre côté de la rue principale, le regard vide, le dos tourné à la mer pourtant si proche.
Qu’est-ce qui pousse ces vénérables villageois à préférer le passage bruyant des voitures et des fardiers aux moutonnements de l’Atlantique, aux douces piqûres des embruns, à l’appel infini de l’horizon ?
Ont-ils peur d’apercevoir le souffle d’une baleine qu’ils ne peuvent plus chasser comme ils le faisaient au harpon il y a 30 ans, ou de repérer un bateau de pêcheurs sur lequel ils sont trop âgés pour monter ?
Aux Açores, la mer a beau être omniprésente, il s’en trouve toujours un ou deux pour en nier l’existence; pire: elle s’absente parfois d’ellemême. En route pour le Lagoa do Empadada, on croirait traverser l’Auvergne. Sur Terceira, les champs séparés par des murets de pierre pourraient se situer en Écosse ou au Pays de Galles.
À Furnas, les fumerolles et les sources bouillonnantes où on fait cuire le maïs, la chaleur tellurique des sols où mijotent des marmites remplies de viande, tout cela rapproche davantage de la terre. Quant à Algar do Carvão, où on pénètre dans des nefs naturelles souterraines par la cheminée d’un volcan éteint, on y remonte l’histoire géologique de l’archipel… en oubliant que c’en est un.
À la Quinta do Martelo, sur Terceira, on ne voit pas plus la mer et on ne s’en soucie guère quand arrive sur la table le succulent mijoté de boeuf bio de la maison. Dans cette sorte de «village açorien d’antan», Gilberto Vieira, l’héritier d’un domaine familial vieux de 200 ans, a recréé tous les aspects de la vie rurale açorienne.
On peut y dormir à la dure dans de petites habitations de pierre sèche, ou en tout confort dans des chambres modernes, après avoir enfilé un vin de pays rustique et suçoté des olives qui ne poussent que dans cette île, aux Açores.
Mais tôt ou tard, même en s’enfouissant la tête dans le sable volcanique, on ne peut nier longtemps l’existence de la mer dans l’archipel açorien.
C’est elle qui crée le doux climat océanique tempéré (on tombe rarement sous les 10 degrés l’hiver, et on monte jusqu’à 30 l’été), elle qui a raboté les incroyables falaises des îles, elle qui amène tous ces marins transatlantiques à Horta, sur Faial, point d’ancrage recherché entre l’Ancien et le Nouveau Monde.
Du haut du Serra Santa Barbara, point culminant de Terceira, la mer surgit aussi de toutes parts quand le brouillard se dissipe.
On aperçoit alors plusieurs des îles de l’archipel: Corvo, Flores, Graciosa et São Jorge, et surtout Pico, dont le fabuleux cône noir émerge au-dessus des nuages, du haut de ses 2351 mètres.
Même si les liserés sablonneux se font rares, on ne se gêne pas pour y accéder dès que possible pour profiter des vagues et des eaux revigorantes de la mer.
À Mosteiros, un village d’une grande joliesse, la plage est particulièrement invitante, surtout au couchant, quand les surfeurs évoluent sur fond de monolithes de pierre noire, devant des sables qui le sont tout autant.
Et le ciel
À Ferreira, le décor apocalyptique d’un champ de lave durcie et déchiquetée sert d’écrin à un bassin naturel où s’entremêlent les eaux froides de l’Atlantique à celles, bouillantes, qui émergent du coeur brûlant de la terre, et qui fait le régal des baigneurs.
Mais entre la terre et la mer, le ciel compte aussi pour beaucoup aux Açores. Les Açoriens ont beau railler le clergé quand il le mérite, ils n’en demeurent pas moins pieux et pratiquants.
Les prétendues apparitions de la Vierge sont nombreuses et les fêtes religieuses, d’une grande ferveur, surtout au printemps, lors des célébrations du Saint-Esprit, comme le rappellent les impérios colorés (de petites chapelles votives) qui trônent en chaque ville, en chaque village.
Aux abords du bucolique Lagoa das Furnas, un autre éblouissant lac de cratère, un mari éploré a lui aussi décidé de s’en remettre au ciel
un jour de grand désespoir. Pour s’attirer les bonnes grâces divines, il a ainsi commandé l’érection d’une petite église, espérant que le cancer qui taraudait son épouse l’épargnerait.
En vain: la dame mourut… et fut inhumée dans l’église, aujourd’hui fermée et abandonnée, couverte d’efflorescences et grugée par les froids crachins d’hiver. Comme pour rappeler qu’aux Açores, on ne peut renoncer à la terre qui tremble et à la mer qui rassemble, car ce sont elles, et elles seules, qui règnent en maîtres absolus.
«Nous formons une destination différente, sûre, ravissante et peu coûteuse, avec des paysages, des villes et des villages magnifiques. Tout pour que le tourisme se développe trop vite!»