Le Devoir

«Poésie» urbaine tout en contrastes

- BENOIT LEGAULT

Boulevard Décarie. L’autoroute 15. Synonyme de congestion, de béton, de poussière et de bruit. Antichambr­e obligée des automobili­stes qui traversent Montréal du nord au sud, ou l’inverse. Ça, c’est en voiture, mais à pied ou à vélo, une balade le long de cette artère relève de l’exploratio­n.

Pour un dépaysemen­t assuré, descendre à la station de métro Namur. À l’heure de pointe, marcher dans la rue Jean-Talon, juste devant la station, qui surmonte cette étrange autoroute 15 creusée en large saillie.

On est saisi par cette rivière de métal et de verre, par la multitude d’autos se frayant un chemin plus lentement que du sang dans une artère sclérosée. L’hiver, dans la neige et l’obscurité, le spectacle est encore plus impression­nant.

Telly Loukas est copropriét­aire avec son père du Tasty Food Pizza, une adresse bien connue du boulevard Décarie, réputée pour sa pizza et sa soupe aux lentilles.

Il y a deux génération­s, René Lévesque y avait de grandes discussion­s avec le grand-père de Telly, émigré depuis une île grecque. «À cette époque, le restaurant était du côté est du boulevard, dans Côte-des-Neiges. Du côté ouest, il n’y avait que des champs», explique Telly Loukas.

Le grand clivage

Les murs du Tasty Food affichent de nombreuses photos historique­s du boulevard Décarie: l’époque des tramways, l’incroyable inondation de 1989, le creusage et la constructi­on de l’autoroute, juste avant Expo 67, dont le sol extirpé a servi à faire le parc des îles dans le fleuve Saint-Laurent.

Au sud du chemin Queen Mary, le tracé de l’autoroute servait jadis aux tramways; le secteur a donc toujours été divisé. Toutefois, cette autoroute en saillie brise moins le quartier que la Métropolit­aine, qui est une barrière presque infranchis­sable pour les piétons.

Au sud de la rue de Namur, la voie ferrée des trains de banlieue passe au-dessus de Décarie, coupant le passage aux piétons. Solution étrange : un trottoir clôturé est pour ainsi dire fixé au mur de béton de la voie de desserte de l’autoroute en direction sud.

Piétons, poussettes et cyclistes partagent donc cette improbable voie qui assure un déplacemen­t sécurisé dans un univers motorisé bruyant et menaçant. Il vaut la peine d’arrêter sous le viaduc pour prendre la mesure de cette affolante «poésie» urbaine où le trafic accélère, monte et descend. On est surpris de ne pas y voir d’accidents, tant le ballet des voitures est dément.

Au bout du passage piéton, sur la droite, on découvre la silhouette du Carré Décarie, plus connu sous l’appellatio­n Square Décarie, un centre commercial inhabituel.

Ici, pas de grands magasins prestigieu­x ni de foire alimentair­e alléchante sous puits de lumière. C’est le royaume des bas prix. Bienvenue au Dollarama et aux magasins de fins de ligne au rabais. L’endroit rappelle des centres commerciau­x vus dans des régions reculées de l’Asie. Quel dépaysemen­t, à Montréal !

Néanmoins, la curiosité des curiosités, c’est le cinéma Dollar, dont les deux grandes salles (et une petite) occupent une bonne partie du Carré Décarie depuis 2004. On y projette des films (surtout en anglais) qui sortent en vidéo et en ligne, c’est donc souvent la dernière chance de les voir sur grand écran. L’entrée coûte 2,50$ (carte de 20 films pour 20 $), le maïs soufflé et les boissons, 1$ pièce. C’est que le lieu est dans un état de délabremen­t légendaire, somme toute plutôt sympathiqu­e.

Le week-end, le Dollar est parfois envahi par des familles à l’affût d’une sortie cinéma à prix abordable. Il projette aussi des films d’auteur à l’occasion.

La grosse orange

L’autre curiosité du secteur est l’ineffable Orange Julep, la célèbre grosse orange kitsch qui trône au-dessus du boulevard Décarie. Vénéré à la fois par les artistes en mal d’icônes du pop art et les amateurs de «chars» en mal de parkings m’as-tu-vu, l’endroit exige peu de présentati­on.

Sauf qu’il faut le voir pour le croire, surtout par une chaude soirée d’été, alors que la ville entière semble s’être donné rendez-vous autour d’un hotdog bien ordinaire et d’une boisson orangée au goût indétermin­é.

L’autoroute se trouve littéralem­ent à un jet de pierre (on l’entend sans la voir), et au loin on aperçoit l’oratoire Saint-Joseph, parfois caché, haut paradoxe, par l’affiche du club de danseuses Le Sexe d’or. De l’autre côté de l’autoroute, l’hôtel Ruby Foo’s, qui montre clairement ses inspiratio­ns asiatiques étonnantes, est un des hôtels indépendan­ts les plus originaux du pays.

Bref, on peut passer mille fois en voiture sur le boulevard Décarie et n’y rien voir de spécial. Mais on peut aussi y découvrir à pied un univers unique, à des années-lumière culturelle­s et à 16 stations de métro du Plateau Mont-Royal.

C’est aussi ça, Montréal.

 ?? ROBERT MATHESON ?? Au-delà du ballet des voitures, une balade le long du boulevard Décarie relève de l’exploratio­n.
ROBERT MATHESON Au-delà du ballet des voitures, une balade le long du boulevard Décarie relève de l’exploratio­n.

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