Sur trois pas de danse
Dans les agoras aux pas perdus de la Place des Arts, les affiches des spectacles à venir vous accrochent l’oeil ou pas. Celle de Stabat Mater, des Grands Ballets, frappe avec sa photo d’une danseuse noire. Sur sa peau, des coulées sanglantes au bras, à la jambe comme sur sa tunique blanche, le pied transpercé d’un long clou. Le sang s’invite dans les tragédies; Shakespeare en avait long à dire sur la question.
Or, la Société de transport de Montréal a refusé de la placarder fin août dernier à travers son réseau de stations de métro. Elle y voit une évocation réaliste à la violence, voire une image minant la dignité humaine, là où le ballet musical à sa source évoque la douleur fulgurante d’une mater dolorosa, Vierge Marie au fils crucifié.
Dénonçant un cas de censure, les Grands Ballets n’ont pas remplacé leur affiche. Depuis lors, on la salue, Place des Arts, surtout sa version en vitrine avec fragments d’écriteau superposés évoquant tous les couperets.
On vit une époque troublée, et le vent de rectitude politique entraîne parfois des décisions bien frileuses là où le gros bon sens départage avec plus de discernement.
Peur de choquer les usagers des transports en commun, semble-t-il. Les gens en auront pourtant vu, du sang, sur photos, sur écrans et dans leur vie. À pleines églises, toutes ces sculptures d’un supplicié…
D’où l’envie accrue d’accourir au Stabat Mater du Théâtre Maisonneuve. M’y voici donc. OEuvre religieuse composée par Jean-Baptiste Pergolèse deux mois avant sa mort en 1736 dans un monastère capucin ; le musicien tuberculeux s’y était retiré à 26 ans, proche du terme et déjà sans âge. Cette fleur sombre du baroque italien allie les voix d’une soprano et d’une alto aux cordes et à la basse continue de divers instruments.
La chorégraphie du Roumain Edward Clug greffe sur ce canevas des figures audacieuses : grossesse et accouchement, crucifixion symbolique, finale magnifique, danse et musique s’offrant des échos passionnés.
N’empêche : en seconde partie, la 7e Symphonie de Beethoven, chorégraphiée par feu l’Allemand Uwe Scholz, éclairait davantage la volonté du nouveau directeur artistique des Grands Ballets, Ivan Cavallari, de redonner à sa compagnie des couleurs plus classiques. Une harmonie de pas impressionnante, mais moins originale que pour le Stabat Mater, des figures élégantes et exigeantes, comme dans un exercice de nage synchronisée, sourires et maillots blancs inclus, loin des explorations contemporaines. Certains mouvements de la 7e Symphonie auraient réclamé, à mon avis, une chorégraphie moins esthétisante, mais l’auditoire en redemandait.
Il est si difficile d’attirer de nouveaux publics à des spectacles de danse contemporaine, les figures plus convenues servent aussi d’appâts. Quand même: l’ancien directeur des Grands Ballets Gradimir Pankov prenait davantage de risques. On salue son héritage bien bas.
Pas légers
Ceux qui ont le pas léger meurent sans laisser de traces. Tel était le titre magnifique, en 1992, du documentaire de Bernard Émond consacré à un quidam montréalais, dont la mort indifférait sa société. Il m’est revenu en tête avec la disparition en juillet — passée inaperçue durant les vacances — de la documentariste Michka Saäl. Elle mérite pourtant cent fois son hommage, cette femme formidable, dotée d’une sensibilité aux artistes de la marge, d’une ouverture à toutes les altérités.
Née en Tunisie, mais habitant Montréal et un peu ailleurs depuis les années 1970, elle a vu plusieurs de ses oeuvres se promener dans le réseau des festivals davantage qu’en salle. Méconnue, l’artiste au pas léger.
J’avais trouvé admirable son Prisonniers de Beckett, en 2006, sur des détenus suédois d’une prison à sécurité maximale retrouvant le goût de vivre en montant la pièce En attendant Godot, avant de réintégrer tristement leurs cellules.
Aussi son Spoon (2015), dans le même esprit, dialogue lumineux entre la cinéaste et le prisonnier poète noir californien Spoon Jackson (qui avait joué Pozzo dans la pièce de Beckett). Son crime initial, ses percées vers l’ailleurs, elle nous les fait revivre à travers les paysages désertiques de sa jeunesse et ses mots puissants, dont le film m’avait fait découvrir l’incandescent recueil Longer Ago.
La cinéaste n’est pas complètement disparue, puisque le 19 octobre, la Cinémathèque présente Spoon, à 19h, suivi de la classe de maître de Michka Saäl filmée par Mark Foss et Michel Giroux. Puisse son oeuvre lui survivre, comme sa profonde démarche d’honnêteté anxieuse.
Pas de travers
Perplexes nous laisse cette nomination de Marie Montpetit à la Culture, après remaniement du cabinet Couillard. Mis à part d’anciennes leçons de musique, la nouvelle ministre n’aura guère navigué dans ces eaux-là. On attendait plutôt Isabelle Melançon, qui suivit les dossiers en cours comme directrice des communications de Monique Simard à la SODEC, puis chef de cabinet d’Hélène David à la Culture.
Riche d’une expertise en environnement, Marie Montpetit hérite de la Culture. Et vice versa pour Isabelle Melançon. Mais de qui rit-on ?
On veut bien laisser la chance à la coureuse, mais avec la meilleure volonté du monde, la nouvelle titulaire n’aura guère le temps de se familiariser avec les sujets chauds.
Ça révolte, de voir le fameux plan de politique culturelle, amorcé par Hélène David, perpétué sous Luc Fortin, atterrir dans un troisième champ. Il doit remplacer la politique de Liza Frulla, vieille de 25 ans, sous paysage transformé de fond en comble par les nouvelles technologies; un exercice vital pour l’avenir du Québec.
Les ministres se tirent ce fruit fragile comme une rondelle de hockey, là où le leadership d’un chef unique s’imposait: Philippe Couillard aurait mieux fait de laisser les rênes du portefeuille à Hélène David, qui s’y connaissait et lança ce projet de politique; au lieu de la recaser ailleurs. Quelle vision cohérente espère-t-on tirer de ces va-et-vient? Ministère mineur, celui de la Culture? Seuls nos dirigeants le pensent, semble-t-il. Pas nous !