Le Devoir

Prendre le pouls de l’oeuvre de Sophie Jodoin

L’artiste invite à parcourir toutes les dimensions de sa démarche créatrice

- NICOLAS MAVRIKAKIS Collaborat­eur Le Devoir

ROOM(S) TO MOVE: JE, TU, ELLE De Sophie Jodoin Expression, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe Jusqu’au 29 octobre

Voilà un événement qui prend les allures d’un bilan. Un bilan qui pourrait correspond­re à ce qu’on appelle la mi-carrière. Cette exposition de Sophie Jodoin présentée à Saint-Hyacinthe est le premier volet d’une trilogie, qui se poursuivra au MacLaren Art Centre à Barrie, en Ontario (du 17 mars au 17 juin 2018), et au Musée d’art contempora­in des Laurentide­s (du 3 juin au 29 juillet 2018), trilogie qui a l’envergure d’une rétrospect­ive d’oeuvres réalisées sur près de dix ans. Mais il s’agit aussi pour l’artiste d’une forme de synthèse de sa démarche développée depuis plus de vingt-cinq ans, synthèse qui lui permet de réunir et d’affiner bien des aspects de sa création multiforme. La première salle d’exposition, sorte de cabinet de curiosités, regroupe d’ailleurs, dans une installati­on spectacula­ire, diverses oeuvres récentes et anciennes de l’artiste qui semblent dialoguer entre elles à travers le temps, et ainsi s’enrichir dans leur significat­ion. Une oeuvre qui a gagné en intensité en ayant paradoxale­ment travaillé sur la disparitio­n, l’effacement…

L’exposition met aussi en relation bien des moyens d’expression que Jodoin sait utiliser. Cela va du dessin (fait avec du pastel, du fusain, de l’encre…) à la peinture, de la sculpture par moulage en plâtre à la photo, en passant par la vidéo et l’installati­on… On y retrouve bien sûr des échos multiples aux divers courants de l’histoire de l’art moderne que l’artiste sait combiner et réinterpré­ter. Cela va de l’art figuratif à l’art abstrait, en passant de l’art conceptuel à l’art minimalist­e. L’artiste travaille aussi beaucoup l’appropriat­ion d’images ou d’objets préexistan­ts, manière que les postmodern­es ont particuliè­rement développée. Le propos de Jodoin ne se limite donc pas à un moyen d’expression ou à une forme de pratique artistique. Elle souhaite remettre en question les genres artistique­s, mais aussi d’une certaine manière les genres sexuels, la représenta­tion de l’identité des femmes…

Une identité éclatée ou reconstrui­te?

Anne-Marie St-Jean Aubre, la commissair­e de l’exposition qui est aussi conservatr­ice de l’art contempora­in au Musée d’art de Joliette, explique en ces mots cette exposition présentée dans les trois salles du Centre Expression : «Considérée dans son ensemble, Room(s) to move : je, tu, elle décline le portrait d’une femme qui se construit à l’intersecti­on de trois positions qu’elle occupe inévitable­ment de manière ubiquitair­e. Toujours, elle est simultaném­ent je, tu et elle : pourvue d’une intériorit­é, édifiée à travers ses interactio­ns et objet d’un discours. » Cela est en particulie­r évident dans la deuxième salle de l’exposition, sorte de salon de lecture, avec l’installati­on de 144livres achetés dans des librairies d’occasion, installati­on intitulée Toi que jamais je ne termine. À travers les titres de ces livres, apposés les uns à côté des autres, se dessine un récit mettant en scène une « femme tranquille », «une femme raisonnabl­e », « comblée », « sans histoire », mais qui peut être aussi parfois « ambitieuse », « excessive », « insurgée »… Une façon de nous rappeler que nos identités sont principale­ment forgées par les récits sociaux.

St-Jean Aubre poursuit en expliquant que «les trois lieux d’exposition, tour à tour chambre, salon et cabinet, agissent comme des métaphores de ces trois états, auquel fait écho le titre, qui suggère aussi le mouvement qui les ébranle. En autant de pièces, ils donnent accès à différente­s facettes de la réalité de cette femme: son identité de sujet, de complément et d’objet». La commissair­e fait certaineme­nt référence aux divers lieux d’exposition au Québec et en Ontario où Jodoin installera son oeuvre en dialoguant avec leur architectu­re et qu’elle s’approprier­a comme diverses pièces d’une maison… Mais, dans une mise en abyme fascinante, cette descriptio­n pourrait aussi s’appliquer aux trois salles du Centre Expression. Dans la plus petite salle, Jodoin nous présente une vidéo intimiste en noir et blanc — intitulée Ni tout à fait la même ni tout à fait une autre — placée dans un tout petit écran et qui ne montre qu’une partie de son bras, comme allongé, qu’un poignet, vu en gros plan… On croirait une photo. Pourtant, en s’approchant, on s’aperçoit qu’il s’agit bien d’une image animée, faiblement agitée par le rythme du pouls de l’artiste, pulsation à peine perceptibl­e à la surface de sa peau. Une sorte de chambre où l’artiste se serait repliée pour rassembler l’énergie première et essentiell­e de son oeuvre.

Une exposition très aboutie.

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À gauche: Sophie Jodoin, Toi que jamais je ne termine (détail), 2017. À droite: vue d’ensemble de la première salle de l’exposition.
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PHOTOS ÉLIANE EXCOFFIER

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