Le Devoir

La politique de l’isolement mise au pied du mur

Pour Marcello Di Cintio, s’isoler les uns des autres s’avère un projet « inefficace et inutile »

- SARAH R. CHAMPAGNE

« J’aimerais dire que ça a changé. J’aimerais dire que mon livre a perdu de sa pertinence. Mais c’était stupide de penser que les murs tomberaien­t.» Marcello Di Cintio n’est pourtant pas naïf. Il a consacré quatre ans et 400 pages à son essai Un monde enclavé, au point de ressentir lui aussi par moments le Mauerkrank­heit, cette «maladie du mur», comme on disait dans un autre temps à Berlin.

Les humains sont pourtant atteints de la «maladie chronique» d’en bâtir. Leur réflexe de s’emmurer est déjà inscrit dans les pierres antiques du mur d’Hadrien, dressé par l’Empire romain au nord de l’Angleterre, et celles du Moyen Âge dans toute ville de la vieille Europe.

L’auteur le savait, c’est lui qui l’écrit. Mais il ne pouvait qu’espérer que « tous ces endroits tristes avec des existences tristes», comme il les décrit au téléphone, se libèrent de ces « cellules toujours plus petites et plus faciles à défendre, mais qui nous isolent les uns des autres ».

Depuis la première parution de son livre Un monde enclavé, en 2012, récompensé par le prix Shaughness­y et qui vient de paraître en français aux éditions Lux, la constructi­on de près d’une dizaine de murs a en effet été annoncée ou entamée. Le total mondial s’élève maintenant à plus de 70 parois de béton armé, d’acier, de barbelés ou de tous ces matériaux à la fois.

Les murs sont pourtant «inefficace­s et inutiles», des digues qui ne retiennent ni les flots de migrants latino-américains à San Diego ou subsaharie­ns à Ceuta, ni les roches des militants au Sahara occidental ou à Belfast. De la Palestine occupée au géant indien qui honnit son voisin bangladais, jusqu’à la «Grande Muraille» de Montréal qui sépare la cossue ville de MontRoyal de Parc-Extension: les murs ne sont vains que dans leur tentative de bloquer le passage.

Soif d’illusions

C’est symbolique­ment qu’ils gagnent, en fait, la majorité du temps. Les barrières physiques restent «l’expression du pouvoir», selon l’auteur basé à Calgary, un pouvoir qui choisit où la ligne sera tracée.

«C’est exactement le cas de Trump. Il donne l’impression que c’est du théâtre. Il joue dans une performanc­e pour toute sa base, pour toutes les personnes qui ont crié dans ses rassemblem­ents de construire ce mur», soupire-t-il.

«Ce qui me surprend, c’est que tout le monde parle de cette frontière comme s’il n’y avait pas déjà un mur, déjà un mur dysfonctio­nnel», reprend-il. Le président américain a promis que des prototypes étaient en cours de constructi­on. Quatre équipes d’ingénieurs participen­t à ce grotesque concours, dont le but ultime est d’élaborer «le meilleur mur», transparen­t si possible.

Y verra-t-on bientôt des migrants s’y cogner le nez? Les coyotes (passeurs) et des narcos (trafiquant­s) s’adapteront toujours, souligne-t-il au passage. Dans son chapitre consacré à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, il relate les stratégies des trafiquant­s, qui ont modifié leurs paquets de drogue pour mieux les faire passer dans le mur nouvelleme­nt rénové entre les deux côtés de la ville de Nogales.

«L’efficacité pragmatiqu­e des murs est secondaire par rapport à l’illusion qu’ils créent: celle de l’exclusion et de la différence», écrit Di Cintio après avoir aperçu les fantômes qui pendent autour des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. Une réflexion qu’il poursuivra en Inde, aux confins du Bangladesh, bientôt enclavé au nord, une illusion qui sert à «apaiser l’anxiété de la nation». Une gentille vieille dame qui lui offre le gîte durant ce périple le dira plus simplement: « L’Inde est puissante, alors nous pouvons les exclure. »

L’idée s’applique tout autant à ces nouveaux murs qui ceinturent en partie la forteresse européenne. Durant les arrivées massives de migrants en 2015, les déclaratio­ns d’ouverture de la chancelièr­e Angela Merkel masquaient ces nouveaux embryons de rideaux de fer. Autriche, Slovénie, Estonie, Hongrie, les barbelés déroulés durant la nuit se sont transformé­s en une réponse ordinaire des gouverneme­nts. Et que dire du mur que la Turquie achève de construire à sa frontière avec la Syrie: «C’est la cruauté ultime, d’essayer de contenir des gens qui fuient la mort.»

«Je ne suis pas contre la sécurisati­on des frontières, mais ces structures remplissen­t aussi souvent les poches des gens qui les construise­nt», pointe l’auteur.

Ce «réflexe inscrit dans l’ADN» n’est toutefois jamais une solution. «C’est précisémen­t la montée de ces murs qui était la capitulati­on. Les murs se tenaient là comme la preuve de l’irrévocabi­lité et de l’insolubili­té des conflits », en arrive à nous convaincre Marcello Di Cintio.

L’élan de mondialisa­tion promettait pourtant de les faire tomber, dans un village planétaire où les changement­s climatique­s, les terroriste­s et/ou Katy Perry se fichent bien des frontières et des divisions. L’aplanissem­ent du monde s’est finalement avéré sélectif, choisissan­t surtout les passeports canadiens, comme celui de l’écrivain qui a pu «traverser toutes ces lignes sans même y penser ».

Les empires et les puissants de ce monde cèdent lentement ou brutalemen­t leur place eux aussi. Les murs finissent donc tous par s’éroder. Dans sa conclusion, Di Cintio s’essaie enfin à l’espoir : «Ce n’est pas le cruel désir d’emmurer qui finit par gagner, mais bien le besoin de les briser.» UN MONDE ENCLAVÉ VOYAGES À L’OMBRE DES MURS Marcello Di Cintio Lux Montréal, 2017, 440 pages

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 ?? JUSTIN SULLIVAN GETTY IMAGES / AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Une famille marche sur la plage à San Diego, du côté américain du mur frontalier qui sépare les États-Unis du Mexique et s’étire jusque dans la mer.
JUSTIN SULLIVAN GETTY IMAGES / AGENCE FRANCE-PRESSE Une famille marche sur la plage à San Diego, du côté américain du mur frontalier qui sépare les États-Unis du Mexique et s’étire jusque dans la mer.

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