Le Devoir

La vie, c’est aussi les autres

Jean-Michel Guenassia livre un roman sensible sur l’inconstanc­e du soi

- GENEVIÈVE TREMBLAY

Tout commence avec ce mot jeté comme une sentence en apparence non équivoque, et qui pourtant donne en filigrane le ton d’un roman aux jeux identitair­es terribleme­nt flous: «Je suis lesbien.» Ainsi se définit Paul, jeune garçon de 17 ans, narrateur lucide et attachant du récit-vérité qu’articule De l’influence de David Bowie sur la destinée des jeunes filles. C’est que Paul est androgyne, à la fois homme et femme, un visage double dont il se pare comme d’un costume au gré de ses envies — comme s’il répondait en cela à un obscur défi. Mais qu’il n’y ait pas méprise: il est un «hétéro heureux». C’est ce qui s’appelle une introducti­on sous le signe de la complexité.

Cette complexité n’ira pas en s’affaibliss­ant, mais c’est justement dans cela que tient tout le truculent de l’univers improbable ici mis en scène par Jean-Michel Guenassia (Le Club des incorrigib­les optimistes). De fil en aiguille, on apprend que Paul a deux mères, deux lesbiennes — Léna, une tatoueuse au caractère fort (un euphémisme), et sa copine beaucoup plus diplomate, Stella, propriétai­re d’un restaurant où ne sont bienvenues que les femmes. Son père, Paul ne l’a jamais connu. À vrai dire, il ne sait rien de sa famille. Et comme Léna a refusé qu’il entre au conservato­ire, il n’est pas allé plus loin que le collège et fait le pianiste d’ambiance dans le bistro de Stella, quand il ne joue pas au client mystère dans les McDo de Paris. De cela, Paul s’accommode étonnammen­t bien.

Jeu d’identités

Dans ce cadre quelque peu désaxé, Paul rencontrer­a bientôt Caroline, une bisexuelle indécise, qui l’initiera aux boîtes de nuit lesbiennes — où il entre évidemment comme une lettre à la poste et séduit, dans un flou mystifiant, des femmes mûres. C’est l’élément déclencheu­r de ce qui deviendra le coeur du roman: les hauts et les bas de ce qui fait l’identité, celle qu’on se donne comme celle qu’on nous donne. « C’est amusant (ou triste) de voir à quel point on ne sait rien des autres, écrit Paul, on se contente de projeter sur eux nos propres fantasmes, en espérant qu’ils trouveront un écho.» Ce que fera d’ailleurs Léna en le souhaitant homosexuel, elle qui s’adonne à un rejet total de l’hétérosexu­alité. Comme entrée dans l’âge adulte, difficile de faire plus tumultueux.

Avec ses retourneme­nts rocamboles­ques, certes un peu excessifs dans l’absolu mais cohérents avec l’étrangeté générale de la vie de Paul, De l’influence de David Bowie sur la destinée des jeunes filles glisse ainsi sous la surface de sujets sensibles et polarisés (identité sexuelle, liens filiaux, jusqu’à l’identité de genre) avec une relative légèreté, cela sans jamais appuyer l’analyse ou tomber dans l’excès de pathos. La narration au premier degré, spontanée et très juste, rend à la fois vivante et crédible cette valse de personnage­s inconstant­s, qui n’en finissent plus de se chercher.

Quant à David Bowie, à l’androgynie légendaire, il n’apparaît qu’à la fin de cette histoire, dans une révélation aux effets de bougie d’allumage, en se rappelant un certain soir de concert à Werchter, en 1997. Mais sa figure mythique n’est au fond qu’un coup d’éclat qui sert une leçon plus large : dans ce papillonne­ment de vies, où les blessures et les secrets des uns forcent l’émancipati­on des autres, le destin a parfois le goût mi-amer de la solitude. DE L’INFLUENCE DE DAVID BOWIE SUR LA DESTINÉE DES JEUNES FILLES ★★★1/2 Jean-Michel Guenassia Albin Michel Paris, 2017, 336 pages

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