Charmants voisins
L’écrivain-naturaliste Wallace Stegner est venu un jour cracher sur nos bungalows
«It is remarquable how quickly Stegner’s reputation and readership fade as you cross the [border], reducing him in an instant from a lion of world litterature to a regional writer…» La remarque est de Candace Savage, l’écrivaine-naturaliste des Prairies canadiennes. De fait, Stegner, dont l’oeuvre entreprise en 1937 s’étend sur plus d’un demi-siècle, est moins connu, chez nous, que le héros moyen des lettres américaines. Le nom de ce pionnier d’une certaine école de l’Ouest aujourd’hui bien à la mode est surpassé en célébrité par ceux de tout un paquet de types à qui il a enseigné l’écriture à Stanford et à Harvard: Kesey, McGuane, McMurtry, Carver, Edward Abbey…
Au Québec, nous connaissons mal Wallace Stegner, et il nous le rend bien. «La platitude du Québec me déçut »,
constate, en 1987, l’écrivain Larry Morgan, héros de son dernier grand roman, En lieu
sûr (Gallmeister, 2017, traduit de l’américain par Éric Chédaille), et son alter ego, «de même que me déçurent les maisons sans grâce de la région, couvertes en plaques de fibrociment dans des teintes qui n’eussent nulle part ailleurs trouvé
preneur ». Fibrociment? Ce serait donc le vrai nom de ces «parements à clins» que les ticlins que nous sommes appellent déclins dans nos superquincailleries contrôlées par des capitaux étasuniens?
J’ai déjà possédé une maison en canaxel brun au bord d’un lac du Nord et je suis bien prêt à reconnaître que, sur le plan esthétique, ce matériau est loin de valoir le bois. Le pays environnant, en revanche, était plus sauvage que le Vermont, où se rend Morgan après avoir quitté le Wisconsin, contourné les Grands Lacs par le nord et suivi la rivière des Outaouais. Le Moses Berger de Richler, lui, se désolait de voir réapparaître les cantines à poutine quand il repassait la frontière dans le bout du lac Memphrémagog. Peut-être que le Vermont est trop beau, ses montagnes nous font de l’ombre. J’ai toujours pensé que l’architecture anarchique et les décors massacrés qui caractérisent la plupart de nos paysages ruraux reflétaient notre personnalité un peu western de descendants de colons. Mais voilà qu’un vrai gars de l’Ouest, produit de la patrie de la roulotte et de la maison mobile, profite d’une incursion routière pour cracher sur nos bungalows en brique jaune et autres palaces recouverts de papier goudronné. Ça fait mal.
Les vertes collines
Il faut dire que Larry et sa femme Sally, même en tenant compte des hauts standards de la ruralité vermontoise, sont particulièrement bien tombés. Battell Pond — qui correspondrait, semble-t-il, au lac Caspian dans la vraie vie — se présente comme une idyllique oasis composée de vertes collines, de forêts résineuses, d’une eau fraîche et bleue baignant de vieux débarcadères vermoulus, d’un petit village pittoresque et de chalets rustiques égrenés sur de vastes propriétés où le canaxel et autres parements à clins sont apparemment inconnus, le tout situé à quatre heures de Montréal.
Quant aux riverains de Battell Pond, ils forment une petite société étrangement érudite et privilégiée: rien que la crème, l’élite universitaire de la côte est et des bastions de l’Ivy League, des belles consciences, bref, aux antipodes du genre d’habitant doté d’un sens de l’éthique qui lui permet de polluer le ciel des autres avec sa grosse radio. Les Prix Nobel et les candidats au Nobel peuplant cette villégiature s’y mêlent à d’autres fins esprits paraissant tous posséder au minimum un doctorat. Leur représentant typique serait le professeur George Barnwell Ellis, qui se retire chaque matin dans sa thébaïde chauffée par un bon poêle à bois vermontois pour besogner, sur une table éclairée d’une unique ampoule et «chargée de livres en trois langues mortes différentes et de publications savantes en quatre langues vivantes », comme chaque été depuis dix ans, à son ouvrage «consacré aux membres d’une secte hérétique du XIIe siècle, les bogomiles. Il y travaillera toujours lorsqu’il trépassera quinze ans plus tard». Et aucun bateau à moteur en vue, bien entendu.
Il est peut-être inévitable de parler, à propos de la dernière oeuvre consistante d’un écrivain important, de livre-testament, et une certaine critique a vu dans En lieu sûr une «autobiographie déguisée». Le roman a aussi été qualifié de «leçon de littérature ». Voilà qui nous intéresse davantage.
Romancier engagé
C’est du travail d’orfèvre, solide, sans bavures, sans grande surprise non plus, mariant souffle et vision et où brille un don pour la description tranquille de vastes panoramas humains aussi bien que naturels. Stegner fut aussi un naturaliste engagé. On l’attendait, par habitude, dans les montagnes du Colorado ou les déserts du Nouveau-Mexique, on est d’abord un peu surpris de le retrouver là, aux portes de Montréal, occupé à faire revivre ces quelques chalets baignant dans une atmosphère de brillance intellectuelle et d’aspiration à la simplicité faisant d’eux les dignes héritiers de la cabane de Thoreau. « Il y a, sous les jupes des épicéas, des cavernes mordorées, abris tout indiqués pour les mulots et les lièvres. […] J’entends un bruant à gorge blanche entonner avec hésitation au fond des bois un air qu’il paraît avoir à demi oublié. Je regarde, vers la gauche, en direction du coteau, pour tenter d’apercevoir Ridge House, mais je ne vois que des arbres.» On est partout chez soi quand on aime la nature.
En lieu sûr est un roman ambitieux dont l’ambition est un des thèmes principaux, avec aussi l’amitié, la carrière des lettres et le destin des couples mariés. Les hommes qui ont raté la titularisation deviennent honnêtes romanciers ou poètes ratés. Leurs femmes, quand elles ne contractent pas la polio, mettent au monde des enfants.
Dans une nouvelle récemment parue, Robin MacArthur qualifiait gentiment les Canadiens français de «Chinois du Vermont». Ne serait-ce que du point de vue de la langue, Stegner serait d’accord. «Nous rencontrâmes des Canadiens français [qui nous] noyèrent sous un flux de joual que personne ne put comprendre, pas même Charity, qui avait pourtant passé trois années dans des institutions suisses et françaises.» Wallace qui, déjà?