Le Devoir

Le miroir aux alouettes

- MICHEL DAVID

Àmoins d’un an de l’élection générale, le premier ministre Philippe Couillard est manifestem­ent conscient qu’il a un sérieux rattrapage à faire en matière d’identité, à tout le moins dans le discours.

S’il a rejeté la recommanda­tion pourtant minimale de la commission Bouchard-Taylor sur le port de signes religieux, M. Couillard prétend faire sien le modèle de l’« intercultu­ralisme » qui était au coeur de son rapport et il promet la publicatio­n d’une politique à cet effet d’ici la fin du présent mandat.

Gérard Bouchard, qui a eu accès à une version préliminai­re de cette politique, n’a pas été très impression­né, c’est le moins qu’on puisse dire. «C’est un peu insignifia­nt», a-t-il résumé dans une récente entrevue à La Presse canadienne. «Ce qui me gêne, dans les formulatio­ns que j’ai vues, c’est qu’on ne voit pas ce qui pourrait distinguer un intercultu­ralisme québécois du

multicultu­ralisme canadien.» Autrement dit, il n’y a pas trouvé d’affirmatio­n de la préséance de la culture majoritair­e francophon­e.

Le ministère de l’Immigratio­n, de la Diversité et de l’Inclusion a maintenant un nouveau titulaire, mais rien n’assure que l’arrivée de David Heurtel, qui en aura déjà plein les bras avec la consultati­on sur le racisme systémique, changera quoi que ce soit aux orientatio­ns arrêtées par sa prédecesse­ure, Kathleen Weil.

Il est vrai que la différence réelle entre ces deux modèles a toujours été un objet de débat. Même les coprésiden­ts de la commission Bouchard-Taylor divergeaie­nt d’opinion. Aux yeux de M. Bouchard, la différence était très nette, dans la mesure où l’intercultu­ralisme suppose un dénominate­ur culturel commun, dans le respect des différence­s, alors que Charles Taylor ne l’estimait pas si éloigné du multicultu­ralisme, où les différente­s communauté­s coexistent sans qu’on cherche à favoriser la formation d’une identité commune.

Dans le discours qu’il a prononcé vendredi dernier devant le Conseil des relations internatio­nales de Montréal (CORIM), le premier ministre s’est réclamé de l’école Bouchard. «Alors que le multicultu­ralisme pourrait être comparé à une forêt peuplée d’arbres distincts, l’intercultu­ralisme quant à lui évoque l’image d’un tronc solide. À ce tronc se greffent des branches, les racines de la diversité, qui le renforcent et l’enrichisse­nt», a-t-il déclaré. Encore faudrait-il que la future politique débouche sur du concret. La commission Bouchard-Taylor avait fait la recommanda­tion d’un projet de loi qui en définirait les finalités, les principes et les applicatio­ns. Ce qu’en a dit M. Bouchard fait cependant craindre un miroir aux alouettes simplement destiné à faire illusion le temps d’une campagne électorale.

Le risque est d’entrer en contradict­ion avec la Charte des droits, dont l’article 27 stipule que son interpréta­tion «doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisati­on du patrimoine multicultu­rel des Canadiens ».

La Loi sur le multicultu­ralisme canadien impose par ailleurs au gouverneme­nt et aux institutio­ns fédérales de prendre les moyens de «mettre en oeuvre la politique canadienne du

multicultu­ralisme ». Elle prévoit également la conclusion d’accords ou d’arrangemen­ts à cet effet avec les provinces.

Une des études qui avaient été commandées par la commission Bouchard -Taylor avait bien souligné son incompatib­ilité avec l’intercultu­ralisme : «La divergence profonde réside dans le fait que le multicultu­ralisme est indissocia­ble de la promotion de la citoyennet­é canadienne et du bilinguism­e officiel, alors que l’intercultu­ralisme est indissocia­ble de la promotion de l’appartenan­ce à la société québécoise et de la promotion de la langue officielle du Québec.»

L’insécurité identitair­e que ressentent les Québécois n’a pas son équivalent dans le reste du pays, où tout le monde finit par adopter la langue anglaise, de sorte que la dynamique des rapports intercultu­rels y est très différente. Une différence dont la reconnaiss­ance de la «société distincte» voulait prendre acte. Si Pierre Elliott Trudeau s’est opposé aussi férocement à l’accord du lac Meech, c’est précisémen­t parce que cette négation du multicultu­ralisme lui était insupporta­ble.

Tant que la constituti­on ne sera pas modifiée pour permettre au Québec de se soustraire aux exigences de cette caractéris­tique fondamenta­le du Canada, il appartiend­ra aux tribunaux de définir la marge de manoeuvre dont il dispose pour imposer son modèle d’intégratio­n.

Si la négociatio­n d’une nouvelle entente constituti­onnelle demeure la «destinatio­n ultime », M. Couillard a toutefois réitéré dans son discours au CORIM qu’une reprise des négociatio­ns serait «très mal avisée» dans l’état actuel de l’opinion publique au Canada anglais.

Qui sait si le fruit mûrira un jour? En attendant, il vaut peut-être mieux présenter une politique d’intercultu­ralisme insignifia­nte plutôt que d’exposer les limites que le fédéralism­e impose à l’intégratio­n des immigrants.

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