Le Devoir

L’école au service de la classe financière

- WILFRIED CORDEAU L’auteur est conseiller à la Fédération autonome de l’enseigneme­nt (FAE) Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

En mars 2017, le ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx, s’empressait de modifier le régime pédagogiqu­e pour rendre obligatoir­e un cours d’éducation financière qui a pour but avoué d’outiller les jeunes afin de leur permettre «d’exercer leur jugement et de développer leur capacité à prendre position sur des enjeux financiers».

Pourtant, l’ancien cours d’éducation à la vie économique éliminé en 2009 avait la prétention très large d’initier les élèves aux principaux fondements du système économique caractéris­ant la société dans laquelle ils étaient appelés à grandir. Les sollicitan­t à la fois comme consommate­urs, travailleu­rs et citoyens, ce cours devait leur permettre «de comprendre et d’analyser les réalités économique­s» et de « développer [leur] esprit critique » à travers « une perspectiv­e le plus globale possible mettant en lumière les relations et les interdépen­dances qui unissent les faits et les phénomènes économique­s ».

Lors de la mise en place du renouveau pédagogiqu­e, et particuliè­rement au regard des prétention­s des compétence­s associées à l’univers social (sciences humaines), plusieurs s’attendaien­t à ce que le cours d’économie soit rafraîchi et rehaussé sur le plan des contenus et apprentiss­ages visés. Or, son abolition a plutôt coupé court à cette quête de levier émancipate­ur et a laissé place à d’autres types de revendicat­ions résolument tournées vers l’éducation à l’entreprene­uriat et à la gestion des finances personnell­es.

Le cours d’éducation financière auquel les élèves sont désormais assujettis se borne à les outiller pour la gestion de leurs revenus et dépenses personnels afin qu’ils puissent accroître leur « bien-être financier ». Objectif large que le programme traduit par la finalité d’une nouvelle compétence : « prendre position sur un enjeu financier », soit la consommati­on de biens et de services, l’intégratio­n au monde du travail et la poursuite des études.

Désincarné du système économique qui l’entoure, ce type d’enjeu ne renvoie nullement à des tensions au sein de l’environnem­ent économique ni même à des valeurs sociales ou éthiques, mais relève strictemen­t d’arbitrages individuel­s (choix éclairés) dans un univers fait d’avoirs, de risques, de passifs, bref, de «sources d’influence multiples pouvant modeler leur comporteme­nt de consommate­urs ». En somme, les jeunes ne sont pas tant appelés à prendre connaissan­ce du monde économique — ni même financier — dans lequel ils évoluent, qu’à «mieux se connaître» eux-mêmes en tant qu’agents économique­s passifs, à déterminer judicieuse­ment leurs limites et besoins, à se fixer des objectifs et à assurer une gestion rigoureuse et saine de leur portefeuil­le. Bref, à «établir leur degré de tolérance par rapport aux risques liés à la gestion de leurs finances personnell­es ». La prise de position qu’on attend d’eux ne renvoie à aucune réflexion critique, à aucune évaluation des tensions environnem­entales ni à aucune éthique autre que purement comptable, car « prendre position, c’est privilégie­r une option parmi d’autres, c’est faire un choix» en établissan­t «les conséquenc­es positives et négatives, matérielle­s et psychologi­ques de chacune des options».

C’est donc à des fins opératoire­s, et non sur la base d’arguments, que l’élève sera initié aux notions de pouvoir d’achat, d’offre et de demande, d’épargne, de crédit à la consommati­on, d’endettemen­t, de publicité, de salaire, d’avantages sociaux, d’impôts. Sous cet angle, le travail et les protection­s sociales risquent de figurer principale­ment au rang des sources de revenus, qu’il faut savoir cultiver avec prudence et retenue, tandis que les retenues à la source et les impôts s’apparenten­t à autant de «maux nécessaire­s» qui ne manquent pas de réduire une marge de manoeuvre financière personnell­e. Le programme est écrit comme si les écosystème­s économique, social et politique étaient étrangers et hermétique­s les uns aux autres et, surtout, d’une complexité inaccessib­le à l’intelligen­ce d’un élève finissant le secondaire.

Somme toute, nous avons affaire à un cours de nature et de portée bien différente­s, dont la prétention même de permettre aux élèves de se positionne­r sur des enjeux financiers opère d’une conception résolument bornée, voire radicaleme­nt réductionn­iste du rôle de ces derniers dans le système économique. Là où l’ancien programme les interpella­it en tant qu’esprit critique, le nouveau programme les confine à un rôle économique passif et condamné à s’adapter à la fatalité d’un environnem­ent insaisissa­ble. Nul doute que le cours imposé aux finissants leur réserve une dose d’utilitaris­me, en oeuvrant à l’individual­isation de leur rapport à l’économie, en éduquant savamment leurs comporteme­nts de consommatr­ices et consommate­urs et en cherchant à les responsabi­liser en vue de leurs difficulté­s futures. Ainsi, curieuseme­nt, jamais ce cours ne sera l’occasion de les faire «prendre position» sur la crise financière à l’origine de sa revendicat­ion.

Newspapers in French

Newspapers from Canada