La chute des idoles
Gilbert Rozon faisait carrière en France autant sinon plus qu’au Québec. À Paris, on le croisait évidemment aux premières avec sa légendaire écharpe en soie. Mais pas seulement. Il était de tous les plateaux de télévision et de toutes les réceptions. Et pas seulement dans l’industrie du spectacle. Je me souviens de l’avoir croisé devant le Bataclan, lors de l’hommage rendu par Justin Trudeau aux victimes du terrorisme. De même qu’à un austère point de presse de l’ancien premier ministre Pierre-Marc Johnson sur le libreéchange avec l’Europe.
Cette présence date de l’époque où, pour éviter la faillite, le producteur était venu se réfugier en France en devenant l’imprésario de Charles Trenet. Il n’est donc pas étonnant que les médias français aient fortement réagi à la chute du Roi du rire, visé par des allégations d’agressions sexuelles et contre lequel des enquêtes sont en cours.
À Paris comme à Montréal, on s’est ému de ce qu’un puissant — et dieu sait si Rozon l’était — use ainsi de ses pouvoirs. Mais si la presse française s’est félicitée d’une libération de la parole des femmes, sa réaction a été plus circonspecte. Plusieurs voix divergentes se sont même fait entendre. On mettra cela sur le compte du vieux chauvinisme français. J’y vois plutôt une attitude salutaire qui se défie du consensus qui rend les Québécois si prompts à brûler leurs idoles après les avoir pourtant portées aux nues.
Ainsi la presse française s’est-elle inquiétée d’une curée médiatique qui a semblé parfois faire fi de la justice la plus élémentaire. Dans Libération, évoquant la campagne de dénonciation sur Internet, l’avocate Marie Dosé a rappelé la frontière ténue qui existe entre la dénonciation et la délation, la justice et la vengeance. «Une culpabilité ne se décrète pas sur les réseaux sociaux, mais se questionne judiciairement. […] En esquivant la sphère juridique, les preuves à apporter et le principe du contradictoire, on condamne un homme avec une violence telle qu’il n’y a plus guère de réponse possible. »
Même inquiétude chez Valérie Toranian, qui dirige la Revue des deux mondes. Si «le sentiment de toute-puissance que délivre l’anonymat sur les réseaux sociaux est grisant», s’il « permet à certaines de dire sans vraiment dire ce qu’elles n’oseraient jamais dénoncer dans un cadre légal, il demeure néanmoins un piège», écrit-elle. Et l’éditorialiste de s’inquiéter d’un «féminisme populiste de délation [qui] se vautre dans la toutepuissance qu’il reproche aux prédateurs sexuels».
Ces voix divergentes ont surtout voulu signifier que le droit au lynchage, pourtant couramment pratiqué sur Internet, n’existe pas. Dans nos démocraties, même les meilleures causes n’ont pas le droit de se faire justice. On peut d’ailleurs se demander si les décisions des grands réseaux de télévision de rompre tout lien avec l’empire Rozon ne sont pas plus motivées par des raisons financières que par des considérations morales.
Car, au fond, qui a fabriqué Gilbert Rozon sinon cette société du sarcasme permanent qui a fait du slogan «Juste pour rire» sa seule philosophie et érigé la domination sans partage de l’argent, du sexe et du rire en canne? On s’étonne de voir le grand manitou du rire assimilé à la société traditionnelle et au paternalisme classique, alors qu’il en est tout le contraire. Gilbert Rozon est le prototype même de l’«homo festivus» libéré de toutes les contraintes et qu’a si bien dénoncé l’écrivain Philippe Muray.
Rozon n’est-il pas cet individualiste accompli progressiste et libertaire pour qui tout sera toujours permis pourvu qu’il y ait à la fin du fun et du cash ? Un parfait soixante-huitard qui était convaincu d’avoir renversé tous les vieux tabous? Pour Rozon, il était interdit d’interdire. C’est pourquoi il offrit une tribune à l’humoriste Dieudonné longtemps après que son antisémitisme eut été dénoncé en France. Le maire de Montréal ne s’est pas trompé en allant chercher Rozon afin de transformer le 375e anniversaire de Montréal en une célébration de la futilité au lieu d’en faire un moment de redécouverte de notre histoire.
On découvre aujourd’hui que pour Gilbert Rozon, il n’y avait pas plus de frontières géographiques ou financières que morales ou sexuelles. Ce n’est pas un hasard si le magnat a pris son envol dans les années 1980, alors qu’au lendemain du premier référendum québécois se déchaîna chez nous et dans tout l’Occident un libéralisme débridé qui fit voler en éclats aussi bien les règles de la finance que celles de la bienséance.
Il fallait ce libéralisme brutal, tant économique que culturel, pour laisser libre cours à un tel «droit de cuissage» qui, contrairement à ce que l’on prétend, n’a jamais véritablement existé dans l’histoire. Pour autant, il ne faudrait pas transformer une colère justifiée, écrit fort justement la journaliste Natacha Polony, en « un soupçon généralisé à l’égard de tout homme qui oserait faire savoir à une femme qu’il n’est pas un pur esprit, et qu’il espère la séduire, ou simplement lui exprimer sa joie de la voir si belle».
Certes, les violences contre les femmes existent partout, mais les sociétés ont aussi trouvé des moyens de les contenir malgré les imperfections du système judiciaire.
Certaines ont même fait des relations entre les sexes un art courtois et raffiné dont nous n’avons pas à rougir, antithèse du pouvoir du sexe et de l’argent. Cela s’appelle la culture.