Danseur de tous les ponts
Recruté par Ludmilla Chiriaeff alors que les Grands Ballets canadiens (GBC) n’en sont qu’à leurs premiers pas, Vincent Warren arrive à Montréal en 1961. Il n’a pas 25 ans. Il sera danseur étoile de la célèbre compagnie pendant 15 ans (1965-1979) et adoptera le Québec pour toujours. Né à Jacksonville en Floride, il est décédé mercredi dans un hôpital montréalais, des suites d’une longue maladie.
Son importance pour le milieu de la danse québécoise dépasse son travail sur la scène. Professeur, historien et bibliothécaire, Vincent Warren a transmis son savoir et sa passion de multiples façons. Lui, l’anglophone qui aura tenu à parler français, aura jeté bien des ponts, y compris entre le ballet et la danse contemporaine, entre la pratique et la théorie.
«Il a été notre prof à tous pendant des années. De sa pensée est né un travail sur la trace de la danse. Il est très important», résume Mélanie Demers. La chorégraphe, diplômée en 1996, se souvient de la maison du professeur comme d’un musée, ainsi que de son ouverture d’esprit, «plus large que le clivage classique-contemporain ».
Vincent Warren arrive à Montréal avec l’expérience des grandes compagnies, celle du Metropolitan Opera Ballet de New York notamment. Dans les années 1960, il traverse constamment la frontière et fréquente la Judson Church, scène new-yorkaise qui accueille les créateurs les plus radicaux. Il participe là aux premières chorégraphies qui favorisent les pas marchés, au détriment des pas dansés.
Dans le documentaire Un homme de danse (2016), de Marie Brodeur, Warren confie avoir besoin des «têtes de chignon» et des « pieds sales », termes usuels que s’échangeaient les deux clans de la danse.
Aux GBC, il est de Giselle, du Lac des cygnes, de Cassenoisette, mais aussi de la création de l’opéra rock Tommy, chorégraphiée sur la musique de The Who par Fernand Nault. Au même moment, il travaille avec Jeanne Renaud, lors d’Expression 65 et lors de la fondation du groupe de la Place Royale, où aboutit son collègue des GBC Peter Boneham.
«Vincent était curieux et sensible. Il avait une grande mémoire et une grande générosité. C’est un grand que l’on perd », affirme Jeanne Renaud, qui a vu son ami jusqu’au dernier jour.
À la salle Maisonneuve de la Place des Arts, une tapisserie de Louise Lemieux-Bérubé montre les danseurs de Cérémonie, messe rock signée aussi par Nault. Au centre, torse nu, figure Vincent Warren. Inoubliable, éternel. Il est aussi d’une autre oeuvre mémorable, créée hors de la scène : Pas de deux, film de Norman McLaren.
En 1979, Warren troque la création pour l’enseignement. À l’École supérieure de ballet contemporain (ESBC), il donne les cours sur le pas de deux et sur l’histoire de la danse. Et il relance le projet de bibliothèque non abouti par Ludmilla Chiriaeff. Collectionneur depuis son adolescence, il a légué peu à peu ses archives à l’ESBC. Baptisée Bibliothèque de la danseVincent-Warren depuis 2009, elle comporte aujourd’hui 27 000 documents, dont 8000livres et 7000 gravures anciennes qui proviennent de sa collection.
«Les bibliothèques consacrées à la danse sont rares. Ici, celleci est un centre majeur, que [Warren] a bâti de sa volonté et son énergie», dit Marie-Josée Lecours. Attristée, la bibliothécaire à l’ESBC est néanmoins soulagée d’avoir montré à son mentor la bibliothèque agrandie cet été. C’était le dernier souhait de Vincent Warren : un lieu à la hauteur du projet.