Le Devoir

Agressions sexuelles.

- GUILLAUME BOURGAULT-CÔTÉ

Trois femmes racontent leur expérience pour obtenir justice. Une question : que faire pour que davantage de victimes déposent une plainte et qu’elles se rendent jusqu’au tribunal?

Le bâtonnier du Québec le disait lui-même la semaine dernière: le système de justice «offre peu de souplesse aux victimes» d’agressions sexuelles. Quoi changer pour corriger cela ? Pistes de solutions.

Vous marchez dans la rue, quelqu’un surgit de l’ombre et vous frappe au visage. Bang!

«Au procès, on ne commencera pas à vous demander si vous vouliez vous faire taper dessus, si vous avez peut-être donné l’impression que oui, etc., relève Rachel Chagnon, professeur­e au Départemen­t des sciences juridiques de l’UQAM. Le procureur devra simplement démontrer que l’agresseur vous a tapé dessus. C’est simple. Or, on demande aux victimes d’agressions sexuelles de prouver qu’elles ne voulaient pas de contact sexuel. »

Celle qui est membre de l’Institut de recherches et d’études féministes rappelle que «l’agression sexuelle est le seul crime contre la personne qui fait appel à la notion de consenteme­nt dans la démonstrat­ion de l’existence du crime. Il faut démontrer hors de tout doute raisonnabl­e qu’il n’y avait pas de consenteme­nt. Et ça, ça revient à positionne­r la victime comme une menteuse potentiell­e dès le début du processus. »

C’est là un des éléments que Mme Chagnon met en avant lorsqu’interrogée sur les faiblesses du système actuel — celui que le bâtonnier du Québec estime trop rigide. Celui qui fait aussi que l’immense

majorité des agressions demeurent non déclarées.

Dans une étude dévoilée mercredi et portant sur les « décisions rendues par les tribunaux dans les affaires d’agression sexuelle déclarées par la police » entre 2009 et 2014, Statistiqu­e Canada rappelait une donnée révélatric­e: sur vingt agressions, une seule sera portée à l’attention de la police. Une.

Les chiffres de l’agence fédérale montrent que les affaires déclarées et corroborée­s par la police (ce qui exclut les plaintes jugées non fondées) cheminent dans un entonnoir. Moins de la moitié de ces cas (43%) a mené au dépôt d’accusation­s au criminel ; une affaire sur cinq (21%) a été portée devant les tribunaux; et une sur dix (12%) a donné lieu à une déclaratio­n de culpabilit­é.

Consenteme­nt

Pourquoi si peu de recours aux tribunaux, et si peu de condamnati­ons ? « Le fait d’avoir à démontrer que la victime ne ment pas [pour établir hors de tout doute qu’il n’y avait pas de consenteme­nt] avant même que la défense soit présentée, et le fait aussi que c’est un crime d’intimité souvent sans témoin, c’est ce qui rend l’agression sexuelle si difficile à démontrer», pense Rachel Chagnon.

Elle rappelle qu’en mars 2017, un chauffeur de taxi d’Halifax a été acquitté d’une accusation d’agression sexuelle contre une femme qui était en état d’ébriété dans sa voiture — et qui était inconscien­te lorsqu’une policière est intervenue pour placer le chauffeur en état d’arrestatio­n. «La Couronne n’a pas pu prouver que la cliente n’était pas consentant­e pendant que [le chauffeur] la touchait », avait indiqué le juge Gregory Lenehan, tout en reconnaiss­ant que les faits étaient « troublants ».

La ministre fédérale de la Justice a déposé en juin un projet de loi (C-51) pour établir clairement qu’une personne inconscien­te ne peut donner son consenteme­nt à une relation sexuelle. N’empêche: le cas est révélateur, dit Mme Chagnon. «On l’a vu

aussi cette semaine avec ce juge qui a eu des propos déplacés sur une victime [la ministre québécoise de la Justice a porté plainte au Conseil de la magistratu­re]. Il y a certaineme­nt un enjeu d’informatio­n et de sensibilis­ation des milieux judiciaire­s, qui permettrai­t d’améliorer un peu les choses. »

«Il y a encore beaucoup de stéréotype­s qui travaillen­t [contre les victimes] en arrière-plan, remarque aussi Louise Langevin, professeur­e à la Faculté de droit de l’Université Laval. La Cour suprême a dit que vous ne pouvez fouiller dans le passé de la victime, faire son historique sexuel. Mais il y a encore cette idée que les femmes mentent, qu’elles sont habillées de manière aguicheuse, qu’elles ont couru après, que si elles n’avaient pas voulu elles n’auraient pas pris un verre chez l’agresseur… On sait bien que prendre un verre, ça veut dire plus que prendre un verre, non?»

Quoi faire?

Débat sur le consenteme­nt, dureté du contre-interrogat­oire («on a parfois l’impression que l’objectif des avocats est de démolir la victime », pense Louise Langevin, qui y voit un «problème de déontologi­e »), peur d’être blâmées, jugées ou humiliées : la voie des tribunaux est peu fréquentée pour de multiples raisons, disent les deux expertes.

Mais que pourrait-on changer pour assouplir le système ? Rachel Chagnon propose une idée: que le procureur n’ait plus à démontrer qu’il n’y a pas eu de consenteme­nt. Ce serait donc à la défense seule de prouver qu’il y avait consenteme­nt. «Mais c’est radical, je sais. »

Lors d’un colloque organisé en mars 2017 par le ministère de la Justice à Ottawa, la doyenne associée à l’École de droit Peter Allard de l’Université de Colombie-Britanniqu­e, Janine Benedet, allait dans le même sens en disant que la « présomptio­n d’innocence n’équivaut pas et ne devrait pas équivaloir à une présomptio­n de consenteme­nt ».

«Mais c’est difficile de penser en dehors de la boîte actuelle, conçoit Louise Langevin. Le droit à une défense pleine et entière, le fardeau de la preuve, la présomptio­n d’innocence, tout ça fait partie de notre système de droit criminel. On ne peut pas vraiment toucher à ça. Mais il y a du travail à faire autour.»

Justice réparatric­e

Par exemple ? Dans le traitement des plaintes. Les deux spécialist­es font valoir que suivre l’exemple de la Ville de Philadelph­ie serait un pas important dans la bonne direction (voir encadré en page A 3). Et il y a aussi la justice réparatric­e comme solution de rechange à la justice pénale, avance Jo-Anne Wemmers, de l’École de criminolog­ie de l’Université de Montréal.

«Ce n’est pas l’idéal, mais c’est une façon de répondre à certains besoins des victimes, dit-elle. Il y a une reconnaiss­ance [du crime] qui n’est pas toujours possible par la justice pénale, et c’est quelque chose de fondamenta­l.»

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